Chaînes Rumeur Le n° 9 Lou Pittore fiorentino Summit J’étais fou Le moteur électrique Siphon Cap Camarat Rodin Cà-L'âme-Allez-Courmes Arnhem Skorzeny Le fils 9h L’air est doux Rue jean Dolent La vague Cannes Un bond en avant La nuit porte conseil Le feu du phallus Ici Londres Septembre à Nice Beau fixe Conformisme Absence de lumière Alexandre Iolas Un chef-d'œuvre Claudia Niki dans la Domenica del Corriere Le clou Markus Le grand Le Nain Clérisseau Rue Boulegon Champollion Léon Un Orient La roue Au feutre noir 5,5 MF Marie Rucki 3 frères A louer La grenouille
Chaînes…
Depuis l’enfance ma vie est marquée par le phénomène
incommensurable de la Déportation, je n’ai de cesse d’approfondir et compléter
mes connaissances. La figure de mon père, déporté à 16 ans pour faits de
résistance (dès 1940) hante mon esprit, ce phénomène qui est ma mémoire, m’est
intime, intériorisé. Cette dimension très particulière guide ma vie, la
recherche de son sens, forme l’idée que je me fais de l’homme et de la question
de Dieu, du sens de l’histoire etc. Là aussi mon émotion est grande et j’ai
toujours avec moi présente l’image des anciens déportés que j’ai connus,
écouté, ils vivent à l’intérieur de moi pour la durée de ma vie, et si je
deviens père à mon tour je transmettrais ce souvenir. Une présence à l’esprit
plus qu’un souvenir. Chaîne humaine ! La mémoire. Comme dans le camp. Aide
parfois, et entraide, en parallèle avec violence hyperviolence. Faire savoir et témoigner. Je me sens figé dans cette
identité de fils de déporté. Expérience indépassable où l’on n’a plus d’âge. Le
temps s’abolit. Comme en analyse, l’expérience traumatique est inscrite,
empêche toute sublimation. Se souvenir pour survivre. Oublier
est mourir. Connaissance progressive de la vérité : être à la hauteur d’un
phénomène monumental. Il est curieux que toutes proportions gardées on retrouve
cette mémoire très secrète, une mémoire d’« initié », chez les artistes...
Rumeur…
Dîner avec Charles Z. et Jean-Roger S. à Saint-Germain-des-Prés,
je suis tendu, pour des raisons qui m’échappent, que je sois tombé en disgrâce
auprès de Z., qui multiplie les sous-entendus, est-ce en rapport avec mes
séjours de Saint-Tropez et du Muy, chez les Venet, ils se connaissent : ai-je
commis une erreur, trop téléphoné, été trop à l’aise ? A moins que Charles Z.
soit dépité de ce que notre relation ne soit restée qu’amicale, peut-être
avait-il d’autres projets… pas moi.
Le n° 9…
Travaillé vendredi chez Claude Berri. Belle demeure occupant
tout le dernier étage d’un hôtel particulier de la rue de Lille, au n° 9. Il nous reçoit dans une
entrée qui par un petit vestibule donne directement sur son bureau, au pied
d’une grande baie de type atelier, des années 30. Lumière blafarde de l’hiver
parisien, il est en robe de chambre grise, pas rasé, il a l’air d’un vieux
hibou qui guette, perplexe...
Œuvres de Robert Ryman, Ad Reinhardt, Cy Twombly, Jean Arp, Jean
Tinguely, Yves Klein, Roberto Matta, Jean Dubuffet, Piero Manzoni.
Nous décrochons un Ryman dans le bureau, Transport, et
l’emballons de plusieurs couches de papier cristal, japonais et kraft, afin de
le descendre à la cave et le remettre en caisse. 4 vis, qui font partie de
l’œuvre. Nous décrochons ensuite le Ryman du salon, œuvre sur plexiglas avec 10
clous (peints eux aussi) pour le substituer à Transport,
à côté d’un magnifique Reinhardt carré
de format presque identique. Claude Berri fait de rapides apparitions, et jette
un œil. Rien ne lui échappe (à part l’Art lui-même ?) Sylvie, sa deuxième
femme, apparaît, blonde et un peu ombrageuse.
Un de ses fils, Thomas Langmann, est là aussi, très gai et
affectueux avec son père. Claude Berri possède les choses les plus chères,
souvent des chefs-d’œuvre, mais il évite la couleur et sa sensualité. Ici tout
est gris. La couleur mériterait tout de même qu’on lui consacre un peu de tout
l’argent venant des films…
Avec le prix d’un Robert Ryman on peut s’offrir 20 Claude
Viallat, 5 Albert Marquet, et 100 Didier Hays ou plus ! Tout ceci restant très
relatif...
Samedi nous assistons au vernissage Karen Klimnik chez Jennifer
Flay. J’y rencontre une artiste allemande dont Philippe Dagen parle dans Le monde de jeudi (Anke ?) qui est belle et me
plaît et j’aimerais avoir des activités sexuelles avec elle. Oui elle. Je
rencontre Elaine Sturtevant très gaie, Sylvie Fleury moins élégante qu’à
l’accoutumée et ravie de son séjour en Australie. Marylène N. et Klaus S. sont
là et nous sympathisons un peu plus.
Nous allons ensuite à la République chez Jennifer Flay qui a
organisé un dîner / fête dans sa toute récente maison, à peine achevée. Le
buffet (grec ?) est excellent et vers 1 h nous dansons un peu et je fais
beaucoup la cour à cette fille allemande.
Dimanche je vais au cinéma avec Sadi et Géraldine, le film de
Woody Allen : Coup de feu sur Broadway est excellent et léger
on en ressort enchanté. Woody Allen rend les spectateurs intelligents,
réconciliés, il a choisi d’être généreux, de ne pas compter…
Lou…
Vendu Devanture (ou : L'élégance en plus) le jeudi 26
au restaurant Sakura, rue de la
Roquette. Préparé aujourd’hui le boîtier destiné à présenter Devanture, pièce maîtresse de la série
de collages / assemblages entrepris voici 4 ans.
C’est ma première vraie vente et je ne m’y attendais pas. Qui aurait prévu de vendre une pièce pour une vraie collection, celle de Madame Chantal D. L. ?
C’est ma première vraie vente et je ne m’y attendais pas. Qui aurait prévu de vendre une pièce pour une vraie collection, celle de Madame Chantal D. L. ?
Je suis seul dans l’appartement de la rue de Lappe, la maison
est silencieuse, seul le vent frémit dans le conduit de cheminée, seul sous les
tuiles, et j’examine les catalogues de l’œuvre de Viallat. Celui de la
Fondation Fortant de France me
semble être le plus beau, ex æquo avec le Musée d’Art Moderne de Céret, et
aussi celui de Montbéliard. Je me retrouve à Nîmes, dans le grand atelier, immergé
dans la couleur, les tissus, les toiles empilées, le carré noir de la petite
cheminée d’angle qui veillerait, comme un Reinhardt triste. Fins d’après-midi chaudes sur
la ville, se souvenant des amours de Guillaume et Lou, où l’on prépare les
arènes et l’agencement du sable, l’ordonnance des tenues, le parfait tombant
des capes, l’ajustement d’un gilet, l’inclinaison romanesque d’un chapeau à
bords plats, dans le parfum des longs cigares, les sous-vêtements de dentelles
noires et blanches sur les chairs élastiques des femmes…
Appelé Luca Venturi le matin. Il me conseille de conserver le
contact avec Stéfania del Portico, de la galerie Millenium. Il sera bientôt à
Londres et à Toulon. Nouvelle adresse milanaise, via Torino 61. Il me parle de
Robert Ryman, qu’il a connu, et de ses écrits sur le peintre alors à ses
débuts, et qui figurent dans les biographies. Nous devrions nous voir à Toulon
aussitôt que possible.
Rencontré Raymond Hains au vernissage de Fabrice Hybert à l’ARC, et avons beaucoup parlé pendant
le buffet froid : c’est l’endroit rêvé pour s’empiffrer. Il y avait Orlan,
Bertrand Lavier, Come Mosta Heirt, Bernard Marcadé, Jean de Loisy.
Raymond Hains me complimente sur mon travail et me questionne
sur la maison des Alérini, à la Valette-du-Var, près de Toulon. Il expose à
Francfort et Nantes, après la Fondation Cartier, me parle d’une chambre qu’il a
désormais à Nice près de l’hôtel Windsor,
son ancienne demeure. Il aime Toulon mais pense que cela doit être difficile
d’y être artiste. Nous parlons d’Etretat, véritable son et lumière. Come Mosta
Heirt évoque le bel atelier que Courbet y avait installé et que l’on peut
visiter. Raymond Hains est content de parler de Venise, de Bergame, de Gianni
Bertini, qu’il aime bien, et m’avoue qu’il aurait préféré aller à Venise plutôt
qu’à Francfort. Nous parlons aussi de Nîmes et de Claude Viallat dont il aime
la peinture.
Pittore fiorentino…
Je me souviens avec émotion de mon marivaudage avec la
scénariste d’Eric Rohmer à Madrid, je l'emmenais dîner en ville, à l'Escorial à
moto, nous devisions sous les magnolias, au bord de la piscine, dans sa
chambre, je lui écrivais des petits mots, elle aussi en retour, je les ai
gardé...
Je me souviens m’être rendu à Vallauris un après-midi d’été,
venant de Nice sous la fournaise, et de la place ombragée du château en
attendant l’ouverture du musée Magnelli, dans les frais courants d’air de
l’ancien café, et d’avoir pris un immense plaisir à voir les Magnelli. Murs
blancs, jute, et la vidéo où Jean Dewasme parle du maître avec maestria. Suprématie du maître
florentin. Seule épitaphe : «Alberto
Magnelli Pittore Fiorentino 1888-1971.»
Je me souviens de René de Montaigu jouant comme un gosse dans
l’entre sol de sa collection rue Taitbout, et shootant dans un filet de Claude
Viallat posé au sol parmi un ensemble d’œuvres Support-Surface. Du petit Léger
de 1921, près du lit dans la chambre à coucher. Du Raynaud et du Monory bleu
dans la salle de bain. Et du Lucio Fontana ovale et rose. D’avoir pris
l’apéritif dans le salon Modern style, devant le grand
Mathieu. Et d’un sublime petit Schwitters !
Je me souviens d'avoir aidé Ben à réparer une porte aux
alentours de 1978, à Saint Pancrace, en compagnie du grand chien gris, et qu’il
faisait soleil ce jour-là.
Je me souviens d’un long entretien avec Edouardo Roditi dans son
appartement saturé de gravures où nous avons évoqué Francis Picabia, sa
personnalité, puis celle d’Herman Goering dont Roditi fût pendant 6 mois
l’interprète au procès de Nuremberg, accompagnant la délégation française (dont
Edgar Faure faisait partie), Roditi ayant été choisi pour sa parfaite
connaissance de l’anglais et de l’allemand, et sauvant la mise à ce Roi des Aulnes bouffi, grâce à la
qualité de ses traductions sur un chef d’accusation précis, qui renvoyait aux
années 30 et à la spoliation de biens juifs dans un quartier précis de Berlin,
Roditi étant lui-même d’origine juive… Goering fût alors très satisfait
d'échapper (au moins sur un point !) aux charges immenses dont il était
accablé...
Je me souviens de la place aux eucalyptus du village de
Porquerolles, d’une soupe de poisson et de la chambre de l’hôtel, au-dessus,
des persiennes entrouvertes sur le temps gris et pluvieux de la fin d’été, si
bien rendu par Marquet. Je fis ce jour là l’amour pour la première fois.
Je me souviens des paroles de Gette, dans le salon de
l’appartement de la rue Notre-Dame-de-Nazareth, pendant que je lui montrais mon
travail, et qui précisait que mon but serait un jour de montrer peintures et
photographies réunies…
Je me souviens être monté dans les oliviers chevauchant la
colline du Paraïs, la
maison des Giono, après-midi grise et venteuse, y avoir fait une courte sieste,
calé entre les serpents de deux grosses racines, et avoir façonné un bourre
pipe avec de la terre et un peu de salive.
Je me souviens avoir voyagé de Paris à Marseille en voiture Corail à côté d’une belle femme blonde et
hâlée, belle cinquantenaire possédant une boutique de dessous féminins à
Bordeaux. D’avoir parlé des mérites des différents modèles et qu’elle consentit
à me montrer le coton blanc immaculé qui avait peine à contenir une poitrine
merveilleuse. Préférence commune pour le pur coton blanc, à peine festonné.
Quel beau voyage !
Je me souviens que l’on m’ai tendu un petit Corot, « dans son
jus », après l'avoir retiré de son cadre, dans une galerie de l’avenue
Matignon, de l’avoir pris dans mes mains, et avoir ressenti une très forte
émotion à ce moment là.
Je me souviens avoir assisté à un débat avec Robert Ryman au
début des années 80, très calme et parfaitement maître de lui, sauf lorsque les
questions portèrent sur les prix astronomiques atteints par ses œuvres, il
s’est alors frotté énergiquement le genou droit, le reste de sa personne conservant
une attitude neutre et polie…
Je me souviens du cabanon en planche de mon grand-père dans l'Anse San-peire à la garde près de Toulon, du clapotis de l'eau et de ses reflets dorés sur les parois de la baraque en planche, de l'odeur de l'eau, de l'iode, des rochers rudes, des pins, des cigales, de leur vacarme, une sorte de carte postale mémorielle...
Je me souviens aujourd’hui d’avoir vu et aimé les peintures monochromes hautes en matière, de gris, de jaunes, de blancs (Charchoune maîtrisait les blancs), dans les années 1978, place de Furstenberg, dans la galerie à la façade de bois latté et vernis et qui présentait des œuvres constructivistes. Son nom ? A quelques mètres de là la galerie Le Point Cardinal, sise entre la place et la rue de l’Echaudé, présentait Michaux, Sima, et je découvrais alors tout un monde qui allait décider de ma vie...
Je me souviens des vacances dans le Piémont avec mon père et mon
frère escaladant de gros rochers dans une fraîche forêt de grands châtaigniers
à flan de montagne. Ma mère et ma grand-mère nous attendaient à la pension. Les
murs blanchis à la chaux et la table accueillante chargée de hors-d’œuvre
colorés. Nous étions heureux alors.
Je me souviens des bords du Rhône à Beaucaire longeant les
remparts du château. Des hauts platanes couvrant les arènes, et la fête foraine
au cœur des nuits d’été. Odeurs de pistache, lumières et chaleur intense
montant de la terre, le cœur léger, les pierres des maisons encore chaudes,
tout un jour écrasées par un soleil de plâtre. La course de taureaux, les
grandes tablées. Paris n’existe plus.
Je me souviens de Roy Lichtenstein et de sa femme Dorothy, si
distingués et aimables et doux, pour une pose d’un instant…
Je me souviens d’un jour de Pâques, en plongée, 50
mètres de fond et mer agitée. Zodiac. Descente dans le bleu. Réserve
impossible à passer. La certitude de mourir en moins d’une minute. Efforts
surhumains, violents coups de palmes pour rejoindre un plongeur proche, ahuri
et sans capacité de réaction, le geste utile venant à la dernière
seconde… Retour de sauts de puce de l’embarcation sur la mer déchaînée.
Embruns. L’incident était passé inaperçu. Silencieux et grave, je savais, que
je revenais de loin…
Je me souviens d’avoir, dans une autre nuit de Beaucaire, bondi
au-dessus d’un taureau, sur la place, lors d’une course à haut risque pour
épater Céline qui m’observait du haut du balcon de fer forgé. Et de n’avoir
obtenu d’elle avec cet exploit qu’une moue vaguement approbative et distraite,
et de n’avoir échappé au ridicule que grâce aux bravos du public, et à une
petite lueur d’amour propre et de fierté que j’avais allumée en moi comme un Zippo…
le lendemain, je l’embrassais pendant sa sieste.
Je me souviens du battage des foins en été dans le Piémont
lorsque nous étions enfants mon frère et moi. Des courroies de l’antique et
superbe moissonneuse à vapeur. Des sacs de grain. Des treilles. De la sueur des
femmes. De la guitare et de l’accordéon, du visage et des bras rougis des
musiciens, des gâteaux couverts de sucre glace, du vin violet, des collines
dorées dans la tombée du soir.
Je me souviens de Jean Fournier, si attentif, si délicat, si
fin, posant contre le mur une série de « Patates » de
Simon Hantaï, curieux de découvrir les réactions, les émotions du jeune peintre
que j'étais, regards et des murmures échangés comme autant de ponctuations aux
effets que produisait en moi la peinture...
Je me souviens avoir dormi face à la Maison Carrée à Nîmes dans
une vaste maison d’angle, et de la fournaise de l’été striant les hauts
plafonds à travers les persiennes. Du linge étendu sur les terrasses au-dessus de
toits.
Je me souviens des matinées et après-midi passés auprès de ma
mère, qui peignait sur des cartons toilés d’après des cartes postales
reproduisant des peintures de sujets provençaux, des paysages du midi.
Je me souviens de la froidure de l’aube dans les bois de
Gonfaron, des châtaignes grillées aux sarments de vignes, des safranés dans de
grands paniers d’osiers, des familles réunies et réjouies autour du feu, le vin
rosé, la terre ocre rouge, des mains qu’on réchauffe…
Je me souviens d’avoir été reçu par Jean-Pierre Raynaud dans sa
maison en 1980 alors que j’étais étudiant. De son discours précis et courtois,
du whisky Johnny Walker près de la fontaine et des plantes
vertes sous le puit de lumière, du lit couvert de soie des Indes, de la salle
de travail donnant sur le jardin, des vestiges archéologiques, d’avoir abordé
la question du religieux, et de son éloge fervent de Yves Klein, Piet Mondrian
et Claude Viallat.
Je me souviens de mon professeur de dessin Tony Casha et de sa
délicieuse épouse dont j'étais amoureux, de leur nid d'amour sur le petit port
d'azur de Bandol au dessus d'un photographe avec des publicités Kodak jaune d'or, tout cela se mêle dans ma
mémoire avec la blancheur immaculée de leurs murs, de la couverture à carreaux
multicolores sur le lit, les pots de couleur alignés sur une commode ancienne
d'un brun vernissé, un vrai tableau de Matisse dans la lumière du midi, ou les
espaces si travaillés des décors des Demoiselles de Rochefort où
la couleur joue un rôle fondamental... (Cette vision m'habite encore et me
rends heureux).
Je me souviens d' A la momie, rue Blondel, l'un des
plus anciens marchands de couleurs de la capitale, aujourd'hui disparu, où
trônait vertical un vrai sarcophage à droite de la porte d'entrée, les planchers
craquaient... La momie était-elle toujours dans son habitacle ? Pour s'y rendre
depuis le quai Malaquais il fallait remonter la rue Saint-Denis, avec ses
« belles » innombrables, puis la rue Blondel, où se trouvaient des
filles aux poitrines opulentes, vêtues de plastiques noirs luisants, de dessous
rouge vif ou roses et de bas à résilles, certaines d'entre
elles arborant un fouet, parcours initiatique donc pour atteindre la
boutique et les pigments convoités (dans mon cas du bleu outremer et du blanc
de titane)... j'y arrivais le cœur battant, et les joues rougies.
Summit…
Nous avons travaillé toute la journée d’hier dans l’appartement
de Claude Berri au 9, rue de Lille, au-dessus de sa galerie Renn Espace, accrochant deux
Robert Ryman, rapatriés du Luberon où il possède une maison. L’un
s’appelle Summit, une huile sur toile (1 million $) de 1978 et
l’autre Ryman, huile sur toile marouflée sur panneau de bois. Claude Berri
nous attend et nous parlons des peintres, de Robert Ryman, d’Henri Michaux. Il
nous montre sa collection de Michaux et plusieurs Manzoni, dans le vestibule et
la chambre à coucher. Deux grandes toiles et une boule en terre de Lucio
Fontana, posée au sol. Yves Klein, toujours. Un petit Ad Reinhardt très coloré,
minuscules touches de couleur rose sur fond bleu, que je feins habilement de
confondre avec un Tobey.
Le contact avec Claude Berri est établi, il insiste sur
l’extrême picturalité de l’œuvre de Robert Ryman, le désigne comme étant le
seul peintre restant aujourd’hui et évoque son mysticisme. J’indique que chez
ce peintre le départ se fait dans l’expérience d’une matérialité radicale pour
atteindre l’esprit. Comme une remontée… Après être descendus à la cave où sont
les imposantes réserves, avec le Robert Ryman intitulé Transport (le
bien nommé !) disposé avec soin dans le grand monte-charge, nous en avons
décroché un autre, peint également sur plexiglas, pour l’installer à la place
de Transport, à côté de
l’Ad Reinhardt noir.
Installé ensuite Summit et Ryman dans le salon avec le grand format de
Robert Ryman déjà présent. Note : Qu’y a-t’il de plus important, les
choses elles-mêmes ou l’espace entre les choses ? L’espace, ténu, entre
ces deux notions compatibles se chiffre en millions de dollars…
Fatigué et un peu perdu. Qu’est-ce que j’attendais de cette
soirée ? Anke D. me plaît et j’étais mal à l’aise avec ses amis marseillais, au
cercle des armées de la place Saint-Augustin, où nous étions allés danser, pour
la fête annuelle de son club d’escrime... Je me suis senti ridicule, ai laissé
passer quelque chose, où alors n’est-ce pas elle qui a décroché à moment donné
pour échapper à mon empressement ou bien s’est-elle vengée parce que j’avais
dansé si vaillamment avec une petite allemande (et une superbe négresse) aux si
beaux nichons ? J’en suis encore tout ému. Je ne lui plais pas ? Je suis
désemparé devant elle et perds mes moyens ? Comme à chaque fois que je tombe
amoureux. Pantin hypnotisé. Perdu fatigué et triste. Et si la partie était
fichue pour de bon ? Je ne souhaite rien tant que la serrer fort dans mes bras
et la sentir à moi !
Je ne me souviens plus de rien. J’ai pensé à Anke toute la
journée, à chaque instant, je voudrais la voir, l’avoir près de moi, j’ai envie
de son sourire interrogateur, de ses yeux en retraits qui bien que provocants
sont au fond craintifs. Je ne pense qu’à elle, et appréhende la soirée de
demain, en souhaitant si fort qu’elle s’y rende…
L’air à Paris est si vicié par les gaz toxiques que l’on arrive
à peine à respirer. C’est le cas en empruntant la ligne 29 et que l’on voit
défiler tout le Marais, du boulevard Beaumarchais aux Halles, perché sur
l’impériale à une heure d’affluence.
J’étais fou…
Je me suis beaucoup trop inquiété, l’autre nuit, à propos
d’Anke. Elle ne m’a pas trouvé si ridicule. Seulement collant, empressé. Elle
n’aime pas ça. Je m’en suis excusé en prétendant la vérité : une attirance trop
impérieuse et qui me rend maladroit. Soirée
"moyenne" ce soir au Globo mais qui m’a permis de
rétablir le contact de façon positive. Seulement Catherine K était là et je
pense qu’elle est désormais attirée par moi et je ne sais plus comment faire là
non plus. Laquelle choisir ? Le sentiment qui me lie à Catherine K est très fin
et beau, mais, sans doute m’attire-t-elle moins qu’Anke, bien que pendant ma
sieste j’aie uniquement rêvé des fesses de Catherine (dans toutes les
situations). Je suis inadapté sur le plan émotionnel car les rapports répétés
avec les professionnelles m’ont habitué à la facilité. Ou alors je ne suis
qu’un trouillard, nombriliste et complaisant avec lui-même, ce qui est tout à
fait possible. Mais la vérité, à laquelle je ne peux me dérober malgré mes
turpitudes c’est que Anke m’attire vraiment beaucoup, ce sentiment m’envahit,
occupe toutes mes pensées. Peur ! Perte de confiance ! Ne pas être à la hauteur
! Les effets bénéfiques d’avoir vécu une dépression se font sentir ! J’arrive à
relativiser mes pensées, à rééquilibrer cette chose précieuse qu’est l’amour
propre en reconnaissant ses capacités, et cela me laisse toutes les chances
d’aboutir à mes fins ! Au boulot !
Bon, l’hiver est dur à passer. Si je pouvais tenir Anke dans mes
bras, l’étreindre, l’entreprendre de toutes parts, la saillir, la sentir,
l’ouvrir, la brûler de mes épanchements, la pétrir, la chérir ! Occitane, tu as mis dans mon
âme une ballade irlandaise ! Allemande,
tu as serti dans mon âme une ballade marseillaise (en BMW),
et réveillé les braises !
Il pleut depuis un mois et chaque fois que j’ouvre mon parapluie
je pense au grand atelier de Hélion, à l’Observatoire, et à ses parapluies
cassés et suspendus au mur immense, natures mortes parmi les chapeaux et les
drapés…
Hier soir vernissage et dîner chez Jousse Seguin. Je
photographie Bertrand Lavier, Sylvie Fleury et John Armleder. Anke D., à
laquelle je fais toujours plus comprendre que j’en pince très fort pour ses
beaux yeux et son joli derrière, cherche au cours de ce dîner a m’être toujours
plus désagréable…
Les beaux jours…
Sommes allés chez Ronald Lauder (Estée Lauder International)
pour accrocher des photographies et chez Philippe Ségalot, un jeune courtier,
pour y installer un Allan Mac-Collum de 240 pièces. Quel boulot pour un
résultat si peu convaincant ! Business is business… Il pleut depuis
un mois et plus et je suis fatigué.
Le travail a repris à l’atelier que je retrouve comme une
personne aimée avec laquelle on voudrait passer tout son temps. Je souhaite
désormais organiser ma vie autour d’un lieu central et essentiel et où
l’activité ne cesserait jamais ; l’atelier, où tout se joue, se dénoue, est
remis en question, lieu d’apparition des œuvres.
Aucune femme dans ma vie et j’en souffre assez. Ceci malgré mes
relations et mes marivaudages avec Anke, Géraldine, Catherine et Claudine. Bon.
Les beaux jours reviendront.
Le moteur électrique…
Couru dans Paris pour trouver un moteur électrique, à la demande
de Roger Pailhas et pour une œuvre de Paul Devautour, et destiné à actionner le
mouvement circulaire d’une sculpture mobile de Nicolas Schöffer, posée sur un
socle-plateau, une belle œuvre, mais quel boulot ! Quel casse-tête ! Il s'agit
pour moi de parvenir à régler le mouvement tournant du plateau, qui actionne
l'œuvre en en faisant miroiter les facettes de métal chromé, elles mêmes
transformées en kaléidoscope par des projecteurs de couleur disposés à des
endroits stratégiques de la galerie. Bien entendu rien ne fonctionne, et il me
revient de calculer pour ce réglage les paramètres de la vitesse, très lente,
elle -même dépendant du poids de l'œuvre, important, des matériaux, peu
adaptés, bref : un bricolage infernal. Mais je vais y parvenir...
Dîner ensuite au Café
Beaubourg. Roger Pailhas invite Philippe Perrin, son conseiller
pour l’opération Devautour,
Dominique Angel, artiste de l’école de Nice qui vient de s’installer à
Marseille, diverses personnes autour donc de cette exposition de la Collection Devautour qui s’installe à la galerie pour
plusieurs mois.
Vu ce matin Martine B. pour la vente d’une toile et une encre de
chine d’Olivier Debré. Appartement lumineux du XVe arrondissement. Femme
lumineuse de blondeur et de formes épanouies. Au cours de tout notre entretien,
une idée me taraude et m’oppresse : la prendre, là, tout de suite, relever ses
larges cuisses et lui donner mon cœur…
Gianni Bertini au téléphone hier : « Tu as baisé à
toi tout seul toute la foire de Strasbourg... », quand je lui dis que
j’ai vendu une œuvre. En effet : « Un
belge aurait fait courir sur la foire le bruit que quelqu’un aurait, paraît-il,
vendu un tableau ! »
Terminé (enfin) hier le montage, l’adaptation et la mise au point du moteur électrique qui actionne la sculpture de Nicolas Schöffer (de 1960), ceci en compagnie de Bertrand Fleury, responsable des lieux, et qui est très attachant. A Marseille et Nice tout le monde est content que j’ai réussi, non sans mal, à faire fonctionner ce mobile à la vitesse qui convient, les faisceaux de spots lumineux passent au travers des structures métalliques et créent de très beaux effets, un peu comme dans un night-club. Une œuvre assez fine conçue donc par Paul Devautour. J’attends avec impatience de percevoir mes honoraires en retour, ce qui avec les galeries n’est jamais simple. Rencontré Michelle S, de Marseille, avec laquelle nous buvons des verres.
Terminé (enfin) hier le montage, l’adaptation et la mise au point du moteur électrique qui actionne la sculpture de Nicolas Schöffer (de 1960), ceci en compagnie de Bertrand Fleury, responsable des lieux, et qui est très attachant. A Marseille et Nice tout le monde est content que j’ai réussi, non sans mal, à faire fonctionner ce mobile à la vitesse qui convient, les faisceaux de spots lumineux passent au travers des structures métalliques et créent de très beaux effets, un peu comme dans un night-club. Une œuvre assez fine conçue donc par Paul Devautour. J’attends avec impatience de percevoir mes honoraires en retour, ce qui avec les galeries n’est jamais simple. Rencontré Michelle S, de Marseille, avec laquelle nous buvons des verres.
Siphon…
Je suis un peu las et fatigué du milieu de l’Art et des rapports
humains qui l’animent. Petites phrases assassines, incompréhension, rancœurs.
Rien de grand. Mais le travail que nous effectuons, avec Et n’est-ce, accrochages,
réparations, installations, le rapport en fait avec la matérialité des choses,
le contact physique avec les œuvres d’Art, lui, me passionne toujours autant et
même de plus en plus. C’est une prolongation du métier de peintre et des
attitudes et des mouvements qui concernent la vie des choses dans l’espace, et
ont à voir avec la sculpture, et aussi les gens qui participent à tout cela.
Au marché ce matin l’air était un peu humide, le soleil gris voilé
et la lumière exquise pour apprécier les étalages de couleurs, les matières
variées, et j’ai de nouveau eu un choc émotionnel, me ramenant au désir
impérieux de la peinture, et le rappel des sensations du marché à Toulon, le
matin. Autant de choses qui sont simples, naturelles, mais qui ont une grande
importance pour moi. Ces sensations sont loin d’avoir été exploitées comme il
doit être possible de le faire, sans les clichés rabattus sur ce genre de
sujets. C’est possible, en s’écartant à fond des projets mesquins, frigides des
attitudes actuelles. Mais je ne parviens pour l’instant qu’à traduire ces mêmes
sensations justes que par la photographie, technique très froide. L’Art
d’aujourd’hui est d’ailleurs froid comme une des chambres de l’institut médico-légal,
Andrea Serrano a foncé bien sûr sans hésiter sur cette embellie que constitue
l’univers de la morgue, et l’exposition chez Yvon Lambert ne pouvait qu’avoir
beaucoup de succès. C.Q.F.D. La terre se réchauffe mais l’Art se
refroidit, comme nos âmes putrides…
Cap Camarat...
Livré l’assemblage vendu à Chantal D. et reçu la seconde partie
du règlement. Chantal D. m’offre ensuite une séance de massage (elle pratique
une technique partant des pieds) qui me relaxe beaucoup et je me sens très
bien, et à un moment du massage, excité. Nous évoquons la maison de Ramatuelle,
face au Cap Camarat, où il doit faire bon séjourner en cette saison, et
j’imagine d’y aller ensemble, et je pense qu’elle y pense aussi avec moi. Bel
après midi ensoleillé. Je retrouve ensuite ma banquière éberluée de me voir
apporter du cash ! Rendez-vous à l’heure de l’apéritif avec Catherine K. mais
nous nous gelons à la terrasse du tabac La
Fontaine.
Nous choisissons ensuite d’aller dans le temple de sa passion,
le rayon de la Fnac consacré à la musique classique, et elle est si contente
d’y trouver le Stravinsky qu’elle cherchait ! Je le lui offre. Nous nous quittons dans le soir irisé, l’hiver finissant, léger brouillard dans le noir des
branches des allées. Nous sommes engourdis, mais je bande et désire la prendre
dans mes bras. Je sens que ce n’est, une fois de plus, pas le moment et je
m’abstiens. Tout de même, quelle belle fin d’après-midi !
Rodin...
L’argent rentre de nouveau et le printemps sera peut-être plus
souple que l’hiver qui finit. Nous
entreprenons chez Jacques S., un des plus gros actionnaires d’Art Press, BHV, Lacoste et autres marques, une nouvelle
installation qui consiste en une estrade couverte de faux gazon, avec un
panneau et qui constitue une œuvre de Philippe Thomas. Jacques S. a domicilié
sa collection dans un rez-de-chaussée sur cour, dans l’avenue Ledru-Rollin,
espace parqueté, lumière zénithale, bar et bibliothèque d’appoint. Le lieu
n’est pas désagréable mais semble froid et impersonnel, comme d’ailleurs le
maître des lieux.
Je rencontre Vincent Decourt, sa femme et leur petite fille,
devant leur nouveau domicile place du Trocadéro. Nous faisons le point et je
leur indique la technique à employer pour traiter les tomettes anciennes récemment
posées dans leur maison de campagne. Je
me rends ensuite rue Leroux, près de l’Etoile, au siège de la F.N.D.I.R.P,
une association nationale d’anciens déportés d'obédience communiste, personne
n'est parfait. Les locaux sont trop exigus et cela me déçoit, j’envisage
d’écrire à Simone Veil pour lui dire mon étonnement : pourquoi les déportés
sont-ils si mal lotis alors que par ailleurs on commémore le 50e anniversaire
de la libération des camps ? Un des aspects du « French paradox. »
J’y trouve l’ouvrage sur Dachau vu chez Jacqueline et Fred Ulmo.
Déjeuné ensuite avec Gianni Bertini rue Lucien Sampaix. Il est en train de tendre sur châssis des toiles qu’on lui réclame… Il a inventé un nouveau Kir : on remplace le vin blanc par du whisky. C’est excellent. A consommer avec modération. Il a vu à Milan l’exposition, extraordinaire d’après lui, celle de la collection Arturo Schwartz. Nous parlons de Raymond Hains, Pierre Nahon, Sarenco, Arman. Son intention est de vendre toutes ses archives, conservées à Nansola et sur lesquelles une jeune fille travaille à plein temps. Bertini évoque les années d’avant 68 où on pouvait vivre dans un petit hôtel et prendre ses repas au restaurant pour très peu d’argent, avec très peu de frais annexes, et avoir de surcroît du crédit, chose qui paraît incroyable aujourd’hui. Les hôtels où il habitait, comme le Louisiane et où descendait la Beat Génération : « Pour faire la fête il suffisait de pousser les murs ! »
Déjeuné ensuite avec Gianni Bertini rue Lucien Sampaix. Il est en train de tendre sur châssis des toiles qu’on lui réclame… Il a inventé un nouveau Kir : on remplace le vin blanc par du whisky. C’est excellent. A consommer avec modération. Il a vu à Milan l’exposition, extraordinaire d’après lui, celle de la collection Arturo Schwartz. Nous parlons de Raymond Hains, Pierre Nahon, Sarenco, Arman. Son intention est de vendre toutes ses archives, conservées à Nansola et sur lesquelles une jeune fille travaille à plein temps. Bertini évoque les années d’avant 68 où on pouvait vivre dans un petit hôtel et prendre ses repas au restaurant pour très peu d’argent, avec très peu de frais annexes, et avoir de surcroît du crédit, chose qui paraît incroyable aujourd’hui. Les hôtels où il habitait, comme le Louisiane et où descendait la Beat Génération : « Pour faire la fête il suffisait de pousser les murs ! »
Même s’il n’a pas eu le succès maximum et s’il ne s’est pas
beaucoup enrichi, il n’est pas aigri et ne regrette rien de sa vie d’artiste
depuis son début, quand il a quitté Pise, sa ville natale. L’explosion de
création qui a suivi la guerre. Il est toujours aussi chaleureux, simple,
souriant, et plaisante beaucoup. Un artiste ? Je lui offre un tissu pour
nettoyer ses lunettes à montures blanches qui tranchent avec la capeline noire
et le fait ressembler à un prestidigitateur en vadrouille. Nous nous quittons
sur une bonne poignée de main.
Catherine K. m’appelle en fin d’après-midi avec une voix très
tendre et aimante…
J’avance lentement mais sûrement dans ma série de collages sur
papier. Je retrouve une répartition de mon temps un peu identique à celle que
j’avais lorsque j’enseignais : le temps passé aux choses alimentaires (les
accrochages), et le temps passé à l’atelier.
Les collages évoluent, et maintenant à l’aise avec cette
technique que j’aborde avec souplesse je pense au fur et à mesure que je
travaille aux renvois possibles à la peinture et à la sculpture. Le juste
rapport entre structure et effets de surface qui s’organise dans toutes ces
compositions me fonts ne retenir au fond que des bouffées de couleur, des
éclairages, des rapports de tons, qui tendent vers une unité, une synthèse,
celle de la « petite sensation » à partir de laquelle le rouleau compresseur du
travail se met en branle, de façon ample, diversifiée, ambitieuse, l’œuvre se
construisant malgré tous les aléas. Je pense toujours aux mêmes choses, la
montée en puissance, en spirale de la prolifération des toiles chez Claude
Viallat, à l’ampleur du projet de Rodin. Eh ! Oui.
16 mars 95
La question du journal ne se pose plus. Celui de Bertini, Le
Diurnal, est intéressant. Malgré toutes les difficultés rencontrées dans sa
vie, et les aléas de la carrière, Gianni Bertini reste toujours aussi frais
devant la vie, gai et jeune au fond, comme un enfant devant un sapin de Noël.
Narcisse définitif mais clown modeste et lucide.
Quelles idioties notées hier dans mes carnets, où je cite Rodin,
une référence incongrue vu la situation actuelle ! Rencontré Fabrice Hybert,
qui est très sympathique et charmeur, et Bertrand Fleury chez Roger Pailhas.
Dure journée commencée sous la pluie avec Et n’est-ce et Stéphane Kilar, le sculpteur, à
chercher des plaques de bois destinées à fabriquer le socle de l’installation
de Philippe Thomas pour la collection Salomon. Ambiance fraternelle.
Appelé d’urgence par Bertrand Fleury je me rends ensuite à la galerie Pailhas
pour réparer le moteur électrique tombé en panne à nouveau. C’est très
difficile. Et je perds du temps et de l’énergie à réparer par des bricolages
successifs une erreur initiale dans la conception du mouvement rotatif, Paul
Devautour ayant sous-évalué le problème…qui retombe sur moi. Je cours chez les
fournisseurs dans le froid, la pluie, le stress, à la pêche aux pièces de
rechange et autres accessoires. Il faut remettre à mardi la remise en état de
la sculpture de Nicolas Schöffer, impossible de trouver un tourneur le
week-end.
Je saute ensuite à 17 h dans un taxi pour rejoindre Et n’est-ce aux Invalides.
Paquets de pluie et ciel plombé, vent terrible. Les Lauder ont reçu un Marcel
Broodthaers, des moules assemblées, que nous sommes chargés d’installer sur un
mur dans le vestibule. Ronald Lauder, immense et élégant, en mocassins Gucci,
est très pince-sans-rire, et se montre très attentionné, sympa, ce qui n’est
pas toujours le cas des collectionneurs chez qui l’on se rend. L’œuvre est très
fragile. Je suis tendu et je crains que cela ne se voit mais le travail sera
bien fait… comme d’habitude. Ne sommes-nous pas des professionnels ?
Enfin libérés nous sortons ensuite et allons nous détendre et
boire un verre près du musée Rodin, où Et
n’est-ce parle de ses amours
passés, nous évoquons de concert (un concert ému) Marcelle, le magnifique
modèle à l’école des Beaux-Arts, peau bronzée, d’âge mur, pétillants yeux
verts, corps parfait, avec un dos très droit, très chaleureuse, une voix
franche et directe, très chantante, «avé
l’accent…» une marseillaise à
Paris ! Comme souvent lorsque je suis mélancolique mais Et n’est-ce sait tout transformer en partie de
rigolade ! Il est un peu un maître dans le travail, et un grand frère à la
ville. L’amitié est maintenue par une certaine distance, une constante pudeur,
de la fermeté dans les rapports. Pas d’attitude relâchée. Je rentre chez moi
fatigué mais le cœur léger, vite préoccupé cependant par ce foutu moteur, la
galerie Pailhas, et cet Art contemporain qui certains jours me pompe l’air !
Vu Claudine hier. Sommes allés voir Jour de fête de
Tati et avons beaucoup ri, comme les nombreux enfants qui peuplaient la salle.
Appelé entre-temps Catherine, qui ne répond pas. Dîner chez Claudine. Je l’aime
encore. Sa seule approche me fait me raidir dans tous les sens du terme, ce qui
est bien sûr assez perturbant. Mais comment y mettre un terme ? Son parfum
m’enivre. Je suis vaincu, comme à chaque fois, et pour toujours, malgré les
déceptions et la peine. Nos esprits ne se rencontrent pas toujours, mais sa
naïveté s’allie avec de la distraction, des sortes d’absence, cela me peine.
Elle peut être maladroite jusqu’à la cruauté, sans même s’en apercevoir, me
parle de ses amants tout en connaissant mon attachement…
Les femmes sont incompréhensibles et complètement imprévisibles.
Elles même d’ailleurs ne savent pas ce qu’elles veulent, d’où des comportements
aberrants. En dehors de la raison élémentaire. J’ai hâte d’en terminer avec la
réparation du moteur chez Pailhas, et que tout fonctionne enfin.
Après plusieurs mois de disgrâce, Charles Z. me laisse un
message amical… c’est à n’y rien comprendre. J’ai le cœur gros en pensant à
Claudine, à son état intérieur, je la devine un peu à la dérive, aimerais la
voir s’épanouir, j’ai peur pour elle, l’aime d’amour.
Mon père est malade. Il me faut passer outre bien que très peiné pour pouvoir continuer à avancer dans ma propre existence.
Visite de la grande galerie du Louvre, où l’accrochage a changé,
l’ancienne salle des hollandais est désormais consacrée aux espagnols venus du
pavillon de Flore, on peut les voir réunis et de manière panoramique, choses
auxquelles nous n’étions pas habitués et on passe ensuite à Delacroix, après
avoir déambulé devant Fra Angelico, Antonello da Messina, Bernardo Daddi,
Botticelli. J’aime toujours plus Murillo et les primitifs italiens, c’est
invariable.
Vu Charles Z., de nouveau très aimable. Paris est battu par la
pluie et je succombe au voyeurisme en me mettant au sec dans un Peep-Show où évoluent de bien beaux modèles.
Tout cela pour reculer, remettre, refouler le moment de se
remettre au travail, jusqu’à n’y plus tenir, et se décider à peindre, dessiner,
envahir l’atelier. J’ai toujours vécu difficilement ces passages, et vis dans
une tension constante. Notre meilleur ennemi : nous-mêmes.
Passé l’après-midi au Salon de Mars. Enluminures
magnifiques. Torrès-Garcia, Hélion, Hartung, Debré. Vu Louis Cane et ses
meubles et ses toiles, il retrouve la sensibilité de ses études aux Arts
Décoratifs. Les meubles sont très beaux et tendent vers l’ambiance de goût
simple et juste « à la française » qui régnait à Giverny…
Cours de danse ensuite, difficile, mais dont je sors rajeuni !
Ma vie est décousue, loin de celle d’un Louis Cane, qui a réussi à s’établir, à
acquérir une maîtrise des choses, à trouver un équilibre. Vaincre le dragon !
Cela vaut la peine d’essayer.
En ce début d’année je ne sais plus où j’en suis entre Claudine,
Catherine, Géraldine, ma tête va éclater, cercle infernal, et c’est une autre
encore qui viendra sans doute me donner un peu de répit, un peu de son temps,
amour, tendresse, plaisirs du lit… à l’infini.
Cà-L'âme-Allez-Courmes...
Le temps est gris et calme, fraîcheur veloutée, les arbres se
parent de délicates feuilles d’un vert timide. L’air est frais, tout est calme.
Lilas, glycines ? Amours de printemps ? Vu
Claude Viallat à l’école. On l’interviewait sur son rapport à la table, la
présentation, le contenant et le contenu, assiettes simples, faïence ordinaire,
peu de goût pour le souci des japonais à trop décorer, et sophistiquer le
contenant au détriment du contenu.
Je grimpe ensuite chez Géraldine occupée à regarder des clichés
pour lesquels elle a posé, projet de casting. La star dans sa mansarde !
Foncé voir l’exposition Sempé chez Martine Gossieaux rue de
l’Université. Sublime et printanier Sempé. Un grand format grand aigle, son
plus grand, très coloré et très « peint » : un petit homme, bien sûr perplexe
et intimidé, s’apprête à franchir le hall d’entrée d’un grand hôtel, à New
York, à fouler le tapis rouge. Autour de lui tout est immense, dense la foule,
gigantesques les buildings illuminés. Sublime. Sempé immense.
Vu chez Berggruen un beau dessin de Fontana, à l’encre, une
superbe gravure de Villon (une femme parée de plumes et fourrures).
On va me chercher dans la réserve « Le radeau de la Méduse »,
étonnant tableau d'Alfred Courmes (on sait ici que je suis déjà venu pour ce
tableau, ce n’est pas la première fois), avec Alain Bombard en masque et tuba
(un tuba bleu ciel, à boule, recourbé), à droite, sur un fond vert canard
bleuté et pétant de santé, et des dessins aztèques. La méduse a l’air d’une
mégère mythologique qu’on aurait mise en pétard. Ca barde et ça bouge ! Alfred
Courmes pensait ses tableaux comme des films burlesques, et en rajoutait,
enfonçait le clou, faisait tout pour se planter, et ô miracle, souvent… ça
passait, et comment !
Un beau patchwork de Deschamps est accroché. La galerie conserve
longtemps les mêmes œuvres, et c’est bien ainsi. Les prix des gravures ont
baissé et on peut acquérir une gravure de Courmes pour 2000 francs. Celle de
Villon est à 2700 francs seulement. Une superbe de Marcoussis, cubiste (Le
comptoir), est au même prix environ.
En cette fraîche et délicieuse après-midi des premiers jours du
printemps, les rues de l’Université et de Verneuil sont, elles aussi,
exactement fraîches et délicieuses, et paisibles et sont un des plus beaux
endroits du monde, pour rien au monde quitter cet endroit là !
Je rencontre le marchand Peccolo, de Livourne, avec son amie Rafaella
Formenti, devant la galerie Dina Vierny. Nous sommes contents de nous trouver
là. Ils se rendent à un rendez-vous avec Catherine Millet à la revue Art Press.
Chantal D. est très en forme et la séance de massage est très
réussie et avec ses mains expertes elle irradie une bonne chaleur dans tout mon
corps. Nous parlons du fait de devoir disparaître car je suis inquiet de l’état
de mon père, dont j’apprends aussitôt rentré qu’il se trouve en réanimation à
l’hôpital Sainte-Anne, en de bonnes mains, mais je redoute que les forces vives
qui animent encore sa carcasse si solide de paysan buté et courageux ne
l’abandonnent peu à peu, tant je le sais capable de se laisser mourir, dépité
de vivre, une âme capable de tout. Une âme dont l’âge d’homme s’est constitué
dans les cercles du soleil noir de la déportation, à 16 ans, une expérience
dont on ne revient jamais vraiment.
Cet après-midi la presse prépare ses éditoriaux, célébrant le
cinquantenaire de la libération des camps, il y a des commentaires dans Le Monde sur l’exposition Music (au Grand-Palais) Music
montrant des dessins faits sur le vif à Dachau, sur du papier volé, alors que
sa vie s’en allait, dessins volés au néant des camps. Sur Spielberg aussi, qui
a entrepris son gigantesque projet d’interroger tous ceux qui survivent encore
et sont encore en mesure de parler, de témoigner. Il veut construire une tour
de Babel électronique d’images et de témoignages, une mémoire pour le futur. Trou
noir de l’histoire…
Arnhem…
Retour de Hollande où Marylène N. et Klaus S. exposent, au
musée, avec 6 autres artistes. Twingo en location : Lille, Gaand, Antwerpen,
Breda, Os, Estogenbosh, Wallwick, Nijgingen et Arnhem. Les paysages aux arbres
décharnés zébrant les ciels gris et lourds sont ceux de la tradition flamande
et des tableaux de Mondrian. Maisons de brique. Les terres et l’eau, partout.
Les ciels charrient de lourds nuages. J’imagine les armures étincelantes, les
bottes creusant l’ornière, les convois dépenaillés des armées espagnoles dans
les contre-jours et les ciels changeants. Breda : Les lances, la reddition…
Arnhem est une petite localité groupée autour d’un centre très animé et
prospère comme dans une scène de Brueghel. Beaucoup de jeunes gens, des filles
surtout, très belles et très naturelles. Ambiance de fête. Restaurant
indonésien où l’on mange et boit beaucoup, avant d’aller danser dans des
night-clubs où les jeunes, très nombreux, pleins de vitalité, viennent s’amuser
en meutes, avec beaucoup de simplicité et sans prendre la pause. Plusieurs « teens » aux tee-shirts frappés du naïf
passe partout : I am a
bitch... Beaucoup de cannabis, mais ambiance bon enfant… chez ces
enfants de l'Europe social-démocrate, gâtés donc désabusés et abusés par les
miroirs déformants de la propagande instituée dans le jeu brutal de la guerre
des consciences entre l'Est et l'Ouest depuis 1946. Des tonnes de hachich
valant plusieurs divisions blindées. Tout cela est très positif. C'est
clair comme une eau croupie.
Skorzeny…
Mon père allongé, sondé, à l’hôpital militaire Sainte-Anne, où
exercent des mandarins de la médecine, de la chirurgie et de la recherche. Pour
lui, interné près d’Arnhem, où je me trouvais ces jours-ci, ce nom évoque le
désespoir des déportés, à bout de forces, en 44, et les SS réjouis des échecs
successifs des armées de Patton et Montgomery, la violente contre-offensive
allemande, les troupes spéciales de Skorzeny infiltrant les lignes alliées avec
des uniformes américains, récupérant les stocks de carburant pour leurs colonnes
de chars, prêts à faire mouvement.
J’avais raison de penser qu’il essaierait de s’abandonner, mais
la vie l’a piégé une fois de plus, et il est bien vivant, en a réchappé, retapé
par les soins intensifs, jouissant d’une nouvelle vie, un nouveau sursis, encore
un bout de route à faire, et décidé du coup à communiquer coûte que coûte, à
tout dire, à vider son sac, à raconter son trop plein d’expériences et de
traumatismes divers, depuis l’enfance, la résistance, et ce poids trop lourd de
la rupture de la déportation, trop de souffrances, de tortures, d’humiliations,
de violences en tout genre dans cet univers où la mort était si proche, faisant
de ces rescapés une caste à part, des fantômes revenus d’un enfer dont les
profanes et les proches ne savent rien.
Vu à la foire de Bruxelles, quartier du Heizel, un curieux bois
de Donald Judd se présentant comme une peinture, surface creusée d’horizontales
très simples et très maîtrisées… Le stand d’Eva Menzio présente un ensemble
étonnant de qualité (c’est souvent le cas avec les galeries italiennes) : Lucio
Fontana, Piero Manzoni, Alberto Burri, Julio Paolini. 3 toiles de Joseph Albers
très intéressantes et qui, si besoin était, démontrent sa suprématie. Albers et
Fontana sont constants sur les foires, en quantité et en qualité, années après
années... Jean-Marc Bustamante est très présent aussi, je remarque 3 grands
formats, des photographies prises dans le sud. Les filets de Bertrand Lavier,
déjà anciens, sont bien. Bien encadrés, bien pensés, trop bien d’ailleurs. Des
petits formats d’Imi Knoebel (les 3 couleurs primaires), tranchent par leur
aspect juvénile et leur fraîcheur non feinte sur la tristesse répétitive et
désenchantée du formalisme ambiant. Pascal Bernier (un belge) nous divertit, un
moment seulement, avec ses petits animaux posés au sol et couverts de bandages
: ses « accidents de chasse. » L’accrochage de Konrad Fisher est impeccable,
seules sont exposées les photographies et documents accompagnant les œuvres de
Carl André, des plaques de cuivre installées au sol dans un alignement parfait.
Ca marche à tous les coups là aussi.
Je découvre un nouvel artiste : Sean Shanattan. Sue Williams,
chez Edouard Mérino, de Air de Paris, est corrosif et drôle avec des dessins et
peintures axés sur le sexe, les déjections, les odeurs, mais sans trop de
pathos. Comme ce dessin entre figuration et abstraction, de chiens en train de
se renifler en boucle, dans un ballet étrange et hypnotique. Des chiens, qui
cependant ne cassent pas trois pattes à un canard…
Le fils...
Nous accrochons le lendemain une lourde exposition de New New Painting chez Gérald Piltzer qui est très en
forme, souriant, décontracté, à l’aise, comme à son habitude. Nous rangeons la
réserve où l’on essaye de caser notamment les grands Olivier Debré, et un long
Jean Hélion, dont nous faisons un instant l’éloge en présence de Nicolas,
collaborateur récent de Gérald, et dont nous apprenons qu’il est le fils du
peintre ! Cela me donne l’occasion d’évoquer avec lui une des dernières
expositions, chez Karl Flinker, rue de Tournon, et le sentiment de respect et
d’admiration que suscite un peintre de la taille de Hélion, d’où un étonnement
enjoué de sa part. Gérald
Piltzer est tout excité de nous apprendre l’ouverture prochaine d’un nouvel
espace pour la galerie, avenue Matignon, où dès septembre il sera en mesure de
présenter une grande exposition Hélion. Du travail en prévision !
Les rapports (rapports qui d’ailleurs m’échappent) d’Et
n’est-ce avec Act Up nous amènent à faire du mailing
intensif à la galerie Putman, pour des invitations, j’y travaille deux jours
durant avec la stagiaire, Nathalie, qui se confie à moi, et avec laquelle je
sympathise.
Après ces quelques jours bien remplis à Paris, sous la pluie, la
semaine qui précédait, passée, elle, dans le sud, me paraît bien lointaine. Je
me souviens de l’eau glacée du Trayas où j’ai plongé, et trouvé une cartouche
de 5.56 dont on se demande ce qu’elle faisait
là, devant des villas. Du chemin des Crêtes, sur les hauteurs de Ramatuelle, et
qui mène chez Chantal D., à la maison basse tapie sous les pins et les chênes,
les essences de toutes sortes, et battue par les vents, avec en bas la mer
infinie qui en nappe s’évapore et se fond, nuage rose irisé dans le ciel et la
chaleur du soir qui tombe peu à peu…
9h...
La rue de Lappe et mon appartement sont ce matin baignés de
soleil. Je descends respirer l’air et la fraîcheur des beaux arbres de la cour
pavée et des fleurs qui ornent le pas de porte de ma concierge, Yvette, qui me
remet une enveloppe en provenance de Nîmes. Je ne pouvais être plus heureux,
alors que le soleil ouvre son compas de lumière dans la béance de la porte
cochère, Claude Viallat me renvoie mon court film vidéo et y ajoute une lettre
amicale et simple où il fait l’éloge de mes grands collages et toiles
abstraites et m’invite à le voir bientôt à Paris.
A La Fontaine,
rue des Haudriettes, on dirait que tout le monde s’est donné rendez-vous. Je
rencontre ainsi Virginie, d’Act Up et
nous parlons. Elle est belle et épanouie avec le naturel qu’on souvent les
israéliennes. Forte et belle. Deux tigres chinois tête-bêche sont tatoués sur
son épaule gauche. Suis-je digne d’une telle nature ?
Nous accrochons ensuite les œuvres de Mike Kelley, chez
Ghislaine Hussenot. L’artiste est présent, discret et très concentré, le regard
assez féminin.
La journée se termine au Carrousel du Louvre où le soir se pare d’une lumière dorée
sur les marronniers des allées, alors que défile une manifestation pour
protester contre l’assassinat d’un marocain le jour du 1° mai. Dans ce site
vaste et noble et au regard de la foule scandant des mots d’ordres je pense aux
violentes émeutes de 1848, et à l’incendie des Tuileries, là même où nous nous
trouvons.
Mais en ce mois de mai, les bras et les jambes dénudées
(cuisses) des femmes, la fraîcheur sous les lourds feuillages (verts chauds)
des marronniers aux troncs sombres (comme dans La musique aux Tuileries de
Manet, qui se trouve à Londres) et les façades de pierres blondes de notre
belle et pure architecture classique suffisent à me saturer d’un bonheur total
et lourd du désir de vivre. Beauté ! Lumière ! Désirs !
Jacques Chirac est président. Vu, au Louvre des Antiquaires, des
bronzes et terres et plâtres de l’illustre Jules Dalou dont Rodin fît un buste.
Il n’y a rien à jeter chez Dalou. Sage, sans délire, ses sculptures sont en
tous points admirables, le modelé ferme et fin, précis, juste, déterminé et
sans mollesse dans l’exécution, avec une grâce infinie. Intelligence, esprit
synthétique (synthèse des formes et décisions sûres pour faire « tenir »
l’ensemble) appliqué à l’art de la statuaire, humanité profonde. Aucune
emphase, la recherche constante de ce qu’il y a de meilleur en nous. En bref :
l’exact contraire des artistes d’aujourd’hui !
L’air est doux...
Il va pleuvoir... Attablé en encoignure dans un angle ouvert à
180° à cheval sur la salle aux banquettes et la terrasse du Rouquet, qui s’étire sur le boulevard
Saint-Germain et l’angle de la rue des Saints-Pères. Platanes aux feuillages
vert léger baignés par le doux soleil de mai. Café excellent. Tabac ni trop
frais ni trop humide.
Tabac Caporal ! Je songe au mois de mai d’Apollinaire… le joli
mai en barque sur le Rhin… Vignes. Fleuve. J’ai déjeuné avec les conservateurs
des musées de Digne, Saint-Tropez, Marseille et Toulon, et qui sont
responsables de l’accrochage des «
Peintres de la lumière en Provence » au
si joli musée du Luxembourg. Lumière, allées de marronniers. Jeunes filles. Il
y a des mois que je n’ai embrassé une femme et senti son cœur battre contre le
mien…
Dans le silence des salles aux cimaises encore nues et sous le
jour zénithal, j’ai tenu dans mes mains des tableaux de Cézanne, Marquet,
Camoin, Signac, Monticelli, Emperaire, Renoir, Chabaud, et j’en suis ému. Forte
émotion en présence d’un Cézanne posé au sol contre une cimaise, et que
j’approche, seul : à cet instant précis, ce tableau m’a appartenu. Et Marquet,
toujours, bien sûr…
Je dois régler des questions d’argent, ce qui est toujours
délicat, avec Chantal D. qui souhaiterait me voir repeindre sa chambre,
boulevard Malesherbes, une vaste pièce aux plafonds hauts, aux grandes fenêtres
et impostes, et je dois renégocier le prix à la hausse car j’ai sous-estimé, je
crois, la tâche qui m’attend.
Je suis en vie, à Paris. J’ai rendez-vous avec mon prochain
amour ?
Les cours de danse chez Georges et Rosy progressent.
C’est difficile, et éliminatoire, les personnes qui ne sont ni douées ni
motivées échouent. Plutôt doué j’ai bon espoir en ce qui concerne le rock
classique où tout en coordonnant encore pas mal, j’ai un sens inné du rythme.
Les valses, classiques et musettes, me sont acquises, j’y excelle. La rumba et
le Quick-Step seront aussi mes points forts. Je serais bon en tango, mais après
un travail de titan. Dans la danse le rapport est juste et précis : ou ça passe
ou ça casse ! L’érotisme qu’elle contient et le plaisir, toujours fort, ne peut
venir qu’après l’exigence, le mérite, la discipline commune, et de la grâce
envers l’autre. J’en attends donc beaucoup de plaisir par la suite.
Rue jean Dolent…
Les allées de marronniers du boulevard Arago, les petits cafés
tranquilles des rues qui jouxtent la prison de La Santé. Zincs. Fraîcheur.
La rue Jean Dolent où s’est éteint Blaise. Bordeaux. Bourgognes.
Feuillages lourds. Lumière neutre, feutrée, rythmée par les troncs sombres
comme chez Vallotton. Fleuristes et bouquets de fleurs mauves, « Les neuf portes de ton corps »,
chantées par Guillaume, corolles, jeunes filles aux tétons roses, fraises en
vente, asperges de Manet, saumons, corbeilles de figues, derniers baisers,
foutre glissant de la dernière étreinte de l’aube, éveil des oiseaux, cris des
martinets.
La liberté.
Aimer en mai à Paris.
Retour à la Malmaison. Linges. Aisselles. Etreinte.
L’amour après Valmy.
Calme infini dans l’air si doux d’humidité sous les lourdes
frondaisons des contre-allées bordées de marronniers…
La vague...
Après être allés à Rouen dans la journée de vendredi, par
l’autoroute, nous être arrêtés en visite dans une ancienne usine de briques
rouges aux immenses fenêtres, et dans laquelle se tient une exposition
d’artistes autrichiens, puis avoir ensuite observé les atours et les pauses bon
enfant de la bonne société rouennaise au buffet, assez bon, de l’inauguration
de Klimt, Schiele, Kokoschka,
exposition qui se tient au musée des Beaux-Arts de cette bonne ville qui ploie
en cette saison sous les feuillages et la nature abondante de ses parcs et des
alentours où serpente la Seine, nous nous dirigeons avec Et n’est-ce vers
les contreforts des collines de Meudon, le long de la voie ferrée menant à
Paris, passant le viaduc, pour monter jusqu’à la maison de Rodin qui domine
simple et fière la vallée, et Paris au loin avec ses palais et ses ors hérités
de l’Empire.
Ici, les peintures de la maison sont encore en l’état, celles
des murs, du petit salon, et de la salle à manger où la table est dressée
autour d’un hermaphrodite de marbre scintillant comme du sucre. De même dans le
couloir, pour l’escalier vert olive, et les bleus pâles de l’atelier, qui
percent sous des apprêts plus récents, d’un ton mastic. Plus bas, sur une
imposante estrade abritée par l’architecture néo-classique d’un hangar en dur
nous pouvons tourner autour des plâtres des sculptures du maître, moulages
originaux pour beaucoup, l’ensemble étant orienté droit sur Paris, là derrière
la très vaste porte-fenêtre qu’encadrent Les
bourgeois de Calais, à mon avis son œuvre la plus magistrale, et
susceptible de transcender l’histoire de la statuaire en Occident, depuis les
gisants polychromes et grandeur nature du moyen-âge.
Des vitrines aux boiseries de chêne protègent des petits projets
originaux en terre, rappelant par leur échelle et leur tenue d’anciens
tanagras. Ces moulages, pourtant de simples plâtres, traduisent la forte
présence du modelage dans le vif, qui érotise le monde et la matière et irradie
encore l’espace autour et à l’intérieur de nous. Hypertrophie du désir chez le
sculpteur, désir d’écarter, de pétrir et d’ouvrir le corps et de continuer à
l’intérieur, dans ses entrailles, pour mieux en éprouver la chaleur, les
palpitations vitales, la densité organique, et par la matière obsédante
atteindre la transparence de l’esprit.
Les photographies où l’on voit Rodin (et celles nombreuses dont
il est l’auteur, à la fois acteur et metteur en scène) proche du modèle, ses
mains énormes, sa tête disproportionnée pour un corps plutôt petit trapu et
ramassé, nous apprennent aussi beaucoup sur son travail fait d’approche
(chaleur corporelle et respiration du modèle) et de réflexion mêlée…
Je me propose de revenir souvent ici, dans le froid et
l’austérité de cette vaste pièce, vaste comme une église, un temple ou une
remise de caserne, où seraient entreposés canons et trains d’artillerie, pour
de grands desseins…
Le silence qui y règne complète l’espace, pour nous donner la
sensation d’un grand projet, d’une pleine humanité. La charpente de bois faite
de tasseaux et madriers d’ancienne façon, et qui supporte la porte de l’enfer
est très intéressante à observer ainsi que la patine du plâtre déjà ancien et
poussiéreux.
En ce lieu unique et admirable, où un passé sans fard est si
présent et intact, nous sommes instruits de ce que nous avons de plus noble et
de plus intime à notre culture artistique, celle de la France, et comment ne
pas penser à la mise en coupe réglée du patrimoine, due à la médiatisation et
l’industrie culturelle, avec posters, copies rutilantes du Penseur, auxquelles le musée de la rue de Varenne n’échappe pas,
alors que dorment ici les traces les plus vraies et les plus authentiques de
l’œuvre de Rodin, en retrait, dans un lieu qui est comme désaffecté. Lieu
admirable. Photographie du Balzac prise par Rodin dans le jardin, devant
Paris, dans le soir d’hiver. Contre jour dramatique… La vie.
Lilas, frondaisons des marronniers (toujours), plâtres, poussières de marbre, vin, nappes baptisées de la première goutte violacée, roses aux noms de déesses, pubis et mottes rebondies des modèles, drapés tombés à leurs pieds, herbes grasses, la terre, La truite, puis La vague, de Courbet, épaules, pieds, hanches, seins auréolés d’ocre rose, l’aplomb d’un dos touché du bout des doigts tièdes… respiration du monde !
Lilas, frondaisons des marronniers (toujours), plâtres, poussières de marbre, vin, nappes baptisées de la première goutte violacée, roses aux noms de déesses, pubis et mottes rebondies des modèles, drapés tombés à leurs pieds, herbes grasses, la terre, La truite, puis La vague, de Courbet, épaules, pieds, hanches, seins auréolés d’ocre rose, l’aplomb d’un dos touché du bout des doigts tièdes… respiration du monde !
Comment peu à peu se rapprocher, par l’âge et le travail, de l’idée
d’être peintre, rien que peintre. Entrevoir un peu de ce qu’est la peinture
après avoir épuisé les grandiloquences, les impasses constructivistes, les
facilités des divers effets, les impostures du moment etc. Dire la vérité en
peinture. Conscience de la tâche à accomplir dans le temps si court d’une vie,
tout comme la conscience claire de devenir homme passé les 40 ans, c’est à dire
se savoir mortel, se projeter dans l’action en sachant que l’on va disparaître,
vivre déjà à travers ses enfants (ou ses élèves), et commencer à travailler
selon ce postulat, le vrai commencement étant là, comme au premier jour, et la
porte de l’atelier, entre ouverte.
Aujourd’hui je suis seul dans l’atelier comme je l’ai choisi
voilà déjà 15 ans et je me sens serein et calme devant le travail en retard,
les projets accumulés, la conscience de l’échec et de l’impossibilité même de
peindre aujourd’hui s’évanouissent, cela ne fait rien, je vais quand même me
mettre au travail. Au fond mes recherches ne sont-elles pas celles d’un
graphiste, d’un simple dessinateur un peu photographe, un peu cinéaste, un peu
humoriste égaré sur des chemins ébouriffés et sans but défini qui font toujours
se prononcer le terme de « peinture », produit de plusieurs pratiques, de
plusieurs réflexions et projets qui s’associent pour chercher à être un peu
plus présent au monde, pour être juste dans la lumière et s’y tenir, une bonne
fois pour toutes.
23 mai 95
Passé une bonne journée à manger de la cuisine cantonaise au Mirama rue Saint-Jacques,
puis à boire le café à la terrasse fleurie et ensoleillée des Deux Magots, avec mon ami Hiroshi Kuroda
qui repartait pour Tokyo le soir même au vol de 19 h Hiroshi et moi nous
entendons bien, bien que je sois tombé dans un piège au Japon, par sa faute (et
en toute générosité), en faisant confiance et me laissant ainsi abuser par un
marchand véreux (connu alors comme une sorte de Templon japonais, exposant les
artistes en vue, Frank Stella et autres Kenny Sharf…) et purgeant depuis un
séjour en prison, et ce aussi malgré l’incendie spectaculaire de la voiture
d’un de ses amis, rue de Lorgues à Toulon l’été dernier, après un bon déjeuner
à l’ombre d’un gros platane, voiture qu’il avait emprunté pour des déplacements
à Paris, alors que le propriétaire était au Japon, et parcourant avec une bonne
partie des Alpes et de l’Italie…
Les filles sont belles à la terrasse, nous sommes de très bonne
humeur, simplement heureux d’être ensemble. Le camarade d’Hiroshi, Hiromi, dont
le père détient la galerie Yoshi, nous confiait récemment que la galerie vend
très bien les œuvres de Yuri Kupper auquel elle verse une rente annuelle de 30
millions de yens, soit 1,5 MF, ce qui est très confortable… Le même Yuri Kupper
que nous croisons quelques instants plus tard rue Jacques Callot, suivi de sa
petite amie (ou sa fille ?), il a l’air très soucieux et déprimé. Il n’y a
vraiment pas de quoi !
Mardi 30 mai 95
Cavalero…
En rendez-vous aujourd’hui avec le docteur Lafont, au
Val-de-Grâce, et en suis ressorti apaisé après certains accès d’angoisse de ces
jours derniers. Difficulté pour se rendre au boulevard Port-Royal à cause des
salariés d’EDF, venus de toutes les régions de France pour manifester place de
la Bastille et aux alentours…
Pluie de printemps battant les jardins de l’Observatoire et la Closerie. Descendu ensuite vers
la Sorbonne et son square. Vu Claudine. Croisé ensuite Charles Z., en voiture,
rue de l’Ancienne Comédie. Il m’emmène déjeuner au restaurant chinois de la rue
des Ciseaux pour parler de son prochain voyage en Australie cet hiver. Je lui
confie un texte sur Rezvani écrit par Alain Jouffroy dans les années 60 pour la
galerie Cavalero, sise rue d’Antibes, dans laquelle je découvris Debré en 78 en
voyant une de ses toiles jaunes, empâtée, derrière la vitrine, en plein Cannes,
vers midi, sous un soleil de plomb. Galerie Cavalero qui avait exposé aussi
Paul-Armand Gette...
Grande époque. Je prends ensuite un café devant l’école des
Beaux-Arts et croise le regard brun, franc et éloquent d’une étudiante qui
semble dire : « je ne suis pas celle que vous croyez... »
Je me rends ensuite au Palais Royal, à la Bank
of Tokyo, chez un marchand de parapluies de l’avenue de l’Opéra (
Hélion, qui accrochait ses parapluies sur le grand mur de l’atelier de la rue
de l’Observatoire…), puis j’entre dans la librairie place Colette, à la Civette ( cigares et senteurs ), et pour
finir, au Louvre des Antiquaires où j’admire un très fameux tableau de David
Téniers, un intérieur de taverne, exposé par De Jonckheere et m’entretiens
ensuite avec la très charmante vendeuse Sri Lankaise (ou de Pondichéry ?) de la
boutique d’enluminures, qui m’apprend que la galerie a vendu récemment des
dessins au musée du Louvre et certaines enluminures au Getty
Museum de Malibu. Hélas,
malgré mon empressement et mon approche subtile, elle m’apprend avec tout
autant de subtilité dans l’anticipation… que son mariage sera célébré en
juillet prochain. J’aurai essayé. Je sors un peu dépité et me dirige alors vers
la Samaritaine pour y acheter une poêle Tefal et tester le parfum Tati à 69 francs.
Ce chiffre fatidique guide mes pas vers la rue Saint-Denis où
j’assiste à un peep-show très réussi par mon modèle préféré.
Emerveillement, volupté, stupéfaction hébétée devant tant de beauté. Je
reviendrai.
31 mai 95
Un bond en avant…
Le cours de danse de ce soir fut très agréable, je fais en effet
de grands progrès, dans l’apprentissage du tango, que j’apprécie beaucoup. De
plus j’ai fait en rentrant l’amour à ma voisine de palier Anna, qui est
brésilienne et étudie la littérature française en Sorbonne. Elle a joui et je
me suis montré calme, lent, en fait très compétent, et j’en tire une certaine
fierté (ce n’est en l’occurrence pas un prénom…) Ce fut donc très bon et fort
pour moi aussi. On peut donc faire l’amour sans amour, et donc vive l’amour !
Jeudi 1 juin 95
Je retrouve Et n’est-ce, enchanté de son voyage à
Venise. Nous nous rendons chez Hélène et Michel David Weill, rue
Saint-Guillaume. Magnifique demeure du XVIIe siècle français. Cour pavée, parc
arboré comme ceux des ministères tout proches... Cage d'escalier immense où
nous installons un Christian Boltanski sur un palier menant à des appartements,
après avoir démonté une lourde applique de bronze doré. Mobilier d’époque.
Tapis. Sculptures. Boiseries. Tout ici, dans cet hôtel particulier parmi les
plus beaux du faubourg Saint-Germain, est authentique. Le lieu pourrait abriter
un ministère tant il est vaste. Une des ailes touche l’immeuble du boulevard
Saint-Germain où vécut (et mourut) Guillaume Apollinaire. Grande bourgeoisie
d’affaire que celle de la Banque Lazard, présidée donc par Michel
David-Weill. Nous sommes pris en charge par un curieux personnage, une femme
sans âge et très sympathique, vêtue de noir, très ronde, et qui est en fait
l’archiviste attitrée de la famille et travaille sur place. Madame Weill,
discrète et distinguée, fait une courte apparition, je la trouve très pâle.
Puis c’est la rue de Buci, du Dragon, La Hune, où je découvre une
édition récente du journal de Jules Renard. Je me rends ensuite, en compagnie
de Sadi S., au musée du Louvre pour y admirer le très beau Portrait de Madame de Drouai peint par François Hubert de Drouai et
où la protagoniste, très présente et très souriante, nous apparaît de manière
impromptue et en un plan très rapproché, comme surgissant d’une fenêtre.
L’effet est saisissant. Carné ! Renoir !
Les grands (très grands parfois) dessins à la pierre noire et
les pastels de Charles le Brun, des études préparatoires, sont admirables. Nous
dessinons.
J’admire ensuite une peinture de Josse Lieferinxe (XVe), de
l’école provençale, les Dianes de
l’école de Fontainebleau, puis «
La tireuse d’épine », sculpture en terre, qui est un chef-d’œuvre total,
œuvre de Ponce Jacquiot (XVe) ayant appartenu à Girardon. Les dessins exposés
au ré de chaussée me font noter au passage «
La réconciliation familiale », un beau lavis de Greuze, une sanguine de
Manet, personnage escamoté, un dessin rapide et incisif de Carpeaux, des
personnages de Daumier (toujours lui), et la «
Mendiante anglaise » de Gustave
Doré qui est un pastel remarquable.
L’exposition voisine, organisée par Hubert Damish autour du
trait, nous donne à voir des dessins et œuvres du plus haut niveau que l’Art
puisse atteindre à mon sens : Fontana, Fra Angelico, Dürer, Piero di Cosimo,
Raphaël, David, Daumier, Géricault, Corot, autant de dessins inouïs dans leur
exécution…
S’il peut arriver que parfois les dessins de Picasso et
Géricault doivent au hasard de l’inspiration les prouesses d’un instant, en
revanche le dessin de Fra Angelico et celui de Dürer (une femme vue de dos avec
un drapé en mouvement et un bâton), ceux de Raphaël et de Piero di Cosimo
(têtes vues de profil et de face) dénotent d’une intensité et une conscience de
chaque moment du tracé qui ne doivent rien au hasard. Il ne s’agit pas là
d’états d’âmes ou de recherche d’effets, ni d’une fougue passagère, ni de
virtuosité, mais d’une volonté calme et déterminée, habitée par un grand
projet, une dimension supérieure, une altitude de l’esprit où rien ne peut être
aléatoire…
Je me rends ensuite à l’ARC où je retrouve Paul-Armand Gette qui
expose avec Lucien Burckhardt, avec toujours la même ironie et la même finesse,
mais je me montre peu chaleureux avec Paul Armand le trouvant sardonique à mon
égard, légère saturation paranoïaque de ma part sans doute due à la fatigue car
nos rapports ont toujours été au beau fixe. J’espère le revoir bientôt pour
discuter plus longuement de ses projets. Pour ma part je n’ai rien à lui
montrer de nouveau… Gette sait s’entourer de jeunes gens (surtout de jeunes
filles) assez éclairés pour comprendre son travail et le considérer avec un
regard neuf…
Angéline Sherf, de l’ARC,
est décidément toujours aussi myope et me reconnaît à peine. Elle est très
jolie et ressemble à une souris.
Nous lisons dans Le
monde daté du 1e juin que la
banque Lazard accroît son
capital dans la société Generali, basée à Trieste, pour créer
un holding sur la France et l’Europe en regroupant les filiales…
L’univers de la haute finance est fascinant et passionnant dès
lors qu’il permet de conserver un patrimoine aussi lourd et de la qualité, du
sublime, de cet hôtel si particulier de la rue Saint-Guillaume, qui est la plus
belle demeure qui m’ait été donné de visiter à ce jour…
5 juin 95, 22 h
La nuit porte conseil...
Planqué comme un mérou derrière un rocher, sous l’escalier
courbe du grand café, au bout de ma rue. Terré après mon méfait, après avoir «
déparlé » avec Géraldine, pauvre Géraldine pour qui j’ai de la peine et aussi
de la compassion encore teintée, comme l’encre du poulpe se dissolvant dans
l’eau salée, teintée de colère rentrée, après avoir donc été dur avec elle et
lui avoir raccroché au nez après l’avoir traitée de vulgaire et grotesque (elle
si obsédée par le moindre gramme…), tant j’étais excédé et traumatisé par la
scène qu’elle avait déclenché ce soir au téléphone, alors qu’elle voulait que
je l’accompagne à une soirée récital de chansons, m’accablant de tous les
reproches, murée dans son insensibilité à l’autre dans sa réalité, un délire
sans cesse reconduit par ce feu qui la dévore, une dépression rampante et des
comportements pathologiques qui s’installent peu à peu, et je me souviens des
mots nets et précis de Dominique, le psychiatre, alors que nous étions sur la
plage, et qui m’avait averti : « Attention, elle est
psycho… » Je me sens un
salaud d’y avoir été un peu fort, et regrette en même temps de ne pas avoir
tout dit des frustrations qu’elle m’a infligées, des vexations et déceptions à
répétition, mais elle n’aurait pas compris, tant elle est désormais imperméable
aux autres, obnubilée par elle-même, et sous l’influence redoutable du bagage
très nébuleux distillé sournoisement en douceur par la Soka Gakkaï, officine pseudo
bouddhiste et milliardaire, secte dangereuse par son emprise irréversible sur
les plus faibles de ses adeptes, véritable association de malfaiteurs et
d'escrocs qui encourage l’autisme dans sa forme la plus accomplie chez les
paumés les plus fragiles au rythme de prières quotidiennes répétitives et
abrutissantes, qui leur promet de « progresser dans la pratique », avec un
vernis vaguement altruiste, ce qui engendre très vite le contraire : un bloc
monolithique de résistances et de refoulements, de la dureté du diamant, ce que
nous confirme Cioran, dans ses entretiens : des personnalités cyniques et
indifférentes à autrui, à qui n’appartient pas à la secte, cette sphère qui
remplace tout dans leur vie. Je suis donc inquiet pour Géraldine qui je le
pense hélas ne devrait pas éviter à l’avenir de passer par l’hôpital, mais
comment le lui dire ? Cristallisée dans un discours en boucle, je la sens ayant
perdu ses repères, y compris physiques, l’appétence pour la nourriture, et tout
désir…
Cela est anxiogène et destructeur et me fait perdre le peu
d’équilibre que je possède ! Ayant choisi le silence radio, me sentant
impuissant à résoudre cette situation, elle s’en est exaspérée, tenu des propos
incohérents et je l’ai donc envoyé balader, ce qui n’est pas très glorieux. De
quoi souffre-t-elle exactement ? Je ne le sais pas, et ne me sens pas en mesure
de l’aider concrètement. Rivaliser avec la secte est impossible.
Bien avant l’avertissement cinglant de Dominique, j’avais senti
des signes concrets qui auraient dû me pousser à mieux me méfier, mais j’étais
si épris et attiré par elle comme par un aimant. Le désir… le béguin, qui
anéantit le bon sens et rend aveugle. Géraldine appartient à ces milieux de
musiciens et de demi-artistes où la drogue et les risques de sida sont le lot
commun, une marge qui est le terrain propice pour tous les risques, et aussi un
terreau excellent pour les sectes qui y recrutent : pourtant sans ressources,
Géraldine verse une majeure partie de son argent à la secte, qui est
richissime, et ultra puissante. Et pourtant la terre tourne ! Mais je ne suis
pas Galilée. La nuit me portera conseil…
Samedi 10 juin 95
Inauguration aujourd’hui dans le XIIIe arrondissement, de la rue
Marcel Duchamp, par le Garde des Sceaux Jacques Toubon qui en est aussi maire
(et encore ministre de la Culture il y a un mois de cela). Etaient présents
Teeny Duchamp, Pierre Cabanne, Christian Boltanski, Bernard Heidsieck, Jacques
Villeglé, Ghislain Mollet-Viéville etc.
Repris hier soir un meilleur contrôle de moi-même à la soirée
dansante du cours de la rue de Varenne, où l’on démontre son niveau, et comme
le disait un razetteur nîmois, il ne faut pas trop penser avant et arriver
naturel devant l’épreuve.
Demain sera exposée la collection René de Montaigu, à l’hôtel Georges V, avant sa dispersion par la
vente des 11 et 12 juin, aux bons soins de maître Tajan. Je garde un souvenir
précis de ma visite rue Taitbout, du sourire clair, de la grande courtoisie et
de l’esprit d’enfance de cet homme si distingué, émerveillé et amoureux des
œuvres qu’il possédait. Une des plus belles collections privées françaises !
Lundi : départ très tôt pour Bâle où nous devons travailler à
accrocher plusieurs stands. Ce voyage s’annonce bien. J’écoute en écrivant ces
lignes une chanson de Jacques Brel qui me bouleverse et me fait ressentir la
peine toujours égale, le manque, de ne pouvoir, le soir, serrer Claudine dans
mes bras.
11 juin 95
Le feu du phallus...
Je rencontre Georges Noël sur le marché, boulevard
Richard-Lenoir, et il m’indique de prendre immédiatement contact de sa part
avec son marchand berlinois Nothelfer afin de proposer mes services comme
conseiller et assistant sur la Fiac.
Georges me parle de sa femme, Margit Rowell, organisatrice de
l’exposition Brancusi, alors que nous observons la reproduction d’une sculpture
sur une affiche. Son assistante est partie à Mannheim pour y préparer sa
rétrospective au musée de la ville. Noël est très connu en Allemagne et aux
Etats-Unis. Je suis comme à chaque fois très content de le voir. Avec très peu
de mots échangés et un goût commun pour le raccourci (il est du 25 décembre et
moi du 27), nous arrivons à bien nous comprendre et à nous apprécier. Après
cette entrevue simple et directe, sans complaisance, je me sens tout à coup
plus fort et j’ai du courage, et l’envie de me mettre tout de suite au travail,
avec très peu de mots Georges sait transmettre sa grande sagesse, issue de tous
les combats (ceux de la prise de Strasbourg dans les Corps-Francs, et ceux du
monde de l’Art) par une sorte de vibration très fine, par transmission de
pensée, je ne sais, pour qui est réceptif…
Je lis dans Libération une réflexion de l’architecte Tadeo
Ando qui contredit un peu la pensée du razetteur nîmois : avoir peur au départ
est pour lui positif, s’il n’y a pas de tension, il n’y a pas d’architecture
possible. J’ajoute à cela : tension nerveuse, des arcs, de la matière même,
tension du métal sous le feu qui le plie et lui donne sa courbure, tension
extrême de la femme avant la libération des énergies accumulées avant
l’orgasme, à cheval sur l’homme centaure, empalée sur la sculpture faite homme,
matière ouverte et réceptive, pôle d’attraction, remplie et saturée d’énergie
par le feu du phallus qui l’inonde, énergie de la matière…
16 juin 95
Vu à la foire de Bâle des œuvres de très haut niveau, pour
beaucoup destinées aux musées, c’est la plus belle foire de l’année. Tout y est
de qualité, les œuvres, les stands et l’organisation (suisse !), les rapports
etc. Au hasard des stands, je note Jean Dubuffet chez Hilger, de Vienne ; de récents
Georges Baselitz chez Jamileh
Weber, de Zurich; Robert Ryman, Juan Miro, Jasper Johns chez Blondeau (notre employeur à Paris) ; Philippe
Guston, Anthony Caro, Morris Louis, Joseph Albers chez Emmerich, de NewYork ; Antoni
Tapiès, Albers encore, Mark Rothko chez Wildenstein ( N. York ) ; Ray Smith chez Barquet, de Monterrey ; Hans
Hartung, Julio Gonzalès, Jean Hélion chez Marwann
Hoss (de Paris) ; Piero
Manzoni, Alberto Burri, Lucio Fontana chez Blù,
de Milan ; de grands Miguel Barcelo et David Salle chez Bischofberger, de Zurich ;
Elsworth Kelly chez Sheehan ; Nicolas de Staël et Albers, de
nouveau, chez les Waddington
Galleries, de Londres ; Fontana et Albers toujours (ils sont
incontournables) chez Totah, de Londres aussi ; un extraordinaire
Ferdinand Hodler (un petit portrait), 2 remarquables André Derain, un Chaim
Soutine, Georges Braque, Julio Gonzalès sur le stand de la galerie Haas, de Berlin ; Philip Guston
chez Mc Kee, de New York ;
le stand de C et M,
de New York est étonnant : Rothko, Reinhardt, Johns (grand horizontal alvéolé),
Frank Stella, Brice Marden, Barnett Newman ! Chez Elvira Gonzalès, de Madrid, se
trouvent des Picasso et Juan Gris remarquables ; Daniel Varenne, de Genève,
présente un très beau Albert Gleizes et un beau Paul Delvaux ; la galerie Thomas,
de Munich, propose un stand consacré à des œuvres majeures de Edouard Munch !
Chez Locks,
de Philadelphie, se trouvent un grand, et un plus petit, Robert Motherwell,
jaune vif et noir ; Hans Mayer montre deux Richard Tuttle récents ; Beyeler, de
Bâle, montre des œuvres magistrales de James Ensor, Picasso, Max Ernst. La
galerie Dabbeni, venue de
Lugano, a, elle aussi, de beaux Albers, et D’Ascanio,
de Rome, montre des Picasso parfaits et un très beau Fontana de 1959. Ouf ! Que
de merveilles !
Je prends contact avec M. Nothelfer, de la galerie du même nom,
sur le conseil de Georges Noël, en espérant être engagé comme conseiller
(assistant plutôt) sur la Fiac 95. Jennifer Flay et Caroline B. ainsi
que D.G.Foster, qui a conçu leur stand, semblent en forme, il en est de même
pour Roger Pailhas qui rayonne et aime son activité de galeriste très
différente de celle de chef d’entreprise. Ca doit bien être utile aussi pour
draguer. Nous rencontrons plusieurs personnalités du monde de l’Art, tous ont
l’air détendus et satisfaits d’être venus. Yvon Lambert se montre fort aimable.
La vieille ville de Bâle est charmante… et hors de prix !
L’exposition Palermo au musée d’Art Contemporain, au bord
du Rhin, est réussie (œuvres jaunes, rouges). Le trio Imi
Knoebel-Sean Scully-Helmut Federle
représente un courant pictural très vivace outre-Rhin, et aussi en
France d’ailleurs.
Le retour sur Paris s’effectue de nuit mais un accident, qui
survient à 2 h 30 sur l’autoroute A5, nous immobilise à hauteur de Troyes. Nous
sommes sains et saufs mais assez choqués, avant d’être rapatriés en taxi par Mondial
Assistance, et nous arrivons à Paris vers les 6 h du matin.
Cette foire est une expérience quasi-initiatique et j’y
reviendrai…
18 juin 95
Ici Londres...
Légère fatigue. Excitabilité. Libido douloureuse. Travail cet
après-midi à l’atelier. Projets en cours. Difficultés pour réaliser (sic
Cézanne) alors que les idées ne manquent pas. La pensée elle, évolue. Beaucoup
de difficultés que nous rencontrons dans notre vie proviennent de décalages.
Décalage dans l’emploi du temps. Décalages entre la pensée et les actes. Les
désirs et leur réalisation. L’inconscient et la vie consciente. Apprendre à
vivre n’est-ce pas tenir compte de cela, l’accepter, tricher avec, apprivoiser
chaque instant, s’accommoder du sens de la perte et le rendre fertile, agir en
fonction, et agir en sachant que chaque action ne sera pas toujours suivie de
ses effets immédiats. Telle était la position (et la leçon) de Claude Viallat
évoquant devant moi les problèmes du temps en peinture. Ne peut-on voir en cela
un rapport évident avec la vie politique et privée ? Le sens même de la vie,
apprivoiser le temps. Ne connaître les résultats de nos actions que parfois
beaucoup plus tard. La mort elle-même vécue comme une étape ? Fonder, créer,
tout en sachant que le résultat n’éclora et ne se développera qu’après nous. Le
sens de la vie. Importance des jeunes générations, de la transmission du
savoir.
26 juin 95, 23 h ?
Vernissage de la rétrospective Olivier Debré au Jeu de Paume. Beaucoup de monde. Il fait chaud et beau sur Paris. L’esplanade surplombant la Concorde offre un moment de repos aux amateurs qui étouffent à l’intérieur.
C’est le cas de Jean Dewasme, que je salue et auquel je
renouvelle mes félicitations pour le film sur Magnelli projeté à Vallauris. « C’était une sorte de prince »,
me dit-il. Il est assis seul, comme délaissé, comme un vieil homme sur un pas
de porte dans un vieux village où plus personne ne passe, et pourtant, au
milieu de la foule animée, ses yeux pétillent d’une sérénité un peu triste.
Triste d’attendre une rétrospective qui ne vient pas ?
Peter Stämpfli est en pleine forme, venu de Zurich avec Madame,
où il expose, ainsi qu’à Barcelone. César et le ministre sont assaillis par une
meute de photographes. André Morain, lui, veille au grain, et continue son
inlassable compte-rendu du monde de l’Art (une chronique commencée il y a 40
ans ), l’œil en retrait, « à l’agachon », en stand-by,
le regard aiguisé, prêt à se placer en un quart de seconde, puis à déclencher
avec une parfaite élégance. Olivier est ravi : l’exposition est presque
irréprochable. L’accrochage, lui, est parfait. De sérieux, de goût,
d’intelligence, et au fond, de grandeur. Beaucoup de grandeur chez ce petit
homme malicieux et simple. Grandeur aussi d’une peinture qui aujourd’hui
rivalise, contre toute attente, avec l’Art américain. A force de revanche ? Il
est un des deux ou trois grands peintres français vivants. Et nous commençons à
peine à mesurer l’étendue de son art, la place qui déjà est la sienne dans
l’histoire de l’après-guerre, et qui ne cesse de croître comme en témoigne
l’actualité.
A l’instar de Soulages, qu’il dépasse à mon avis (y compris dans
les formats !), je suis ébloui par sa maîtrise et sa finesse. Debré n’est pas
un peintre du passé, il jette des ponts entre Corot, Marquet, les possibilités
d’envisager le paysage au prochain siècle…
Daniel Abadie, très mobile, occupé à vérifier les effets de
l’accrochage, semble, lui aussi, maîtriser son espace, surveillant l’assistance
par de larges quarts de tours sur lui-même, et je pense au Napoléon
franchissant les Alpes, par Delaroche, fort d’allure et l’œil très noir et
très stendhalien, et règne décidément sur un bien belle rétrospective !
9 juillet 95
Vu hier soir au Louvre les œuvres admirables du Pérugin et de
Ghirlandaïo ainsi que l’Annonciation de Bernardo Daddi (mon tableau
préféré). Les primitifs ! Fra Angelico. Et puis le Condottiere balafré d’Antonello da Messina et aussi son Christ au cadrage si cinématographique,
« à la Bunuel. » Et cette étrange vierge de Piero di Cosimo dont
parle Marcel Duchamp dans ses Entretiens avec Pierre Cabanne. Le store de
Cadaquès et sa mise au point…
La vie simple et frugale (jolies filles et cigares). Sans luxe
excessif.
Ah ! La
Victoire de Samothrace !
Géométrie simple, en équerre et aplomb parfait sur la base, mais sans aucune
symétrie lorsque l’on tourne autour. Elle tourne, tourne sur sa base, et se
positionne face à la lumière et à son cap, face à la vallée, au sud, fendant
les flots. Puissance des masses, de leur densité, sous le mouvement ondulé
ourlé léger des vaguelettes des drapés. La pierre sous nos yeux bouge, s’anime
! Pur, pur, chef-d’œuvre !
Mosaïques si naturelles et terres cuites, époux et urnes
étrusques. Et toujours et encore, ces vues des environs de Rome, par Corot,
véritables fenêtres, véritables miracles d’instants saisis, il peint l’air !
Bonheur.
L’atelier devient un vaste collage, un objet-collage, piège à
images en gestation, renvois aux prochains assemblages (Merzbau !)
Je bouge et évolue à l’intérieur d’un assemblage qui me bouffe, m’enveloppe.
Logique enveloppante, totalisante, sollicitant toute la perception, chaque
geste prend alors un sens, indique une direction, champ de bataille ! Difficile
d’équilibrer l’idée et la sensation. L’œuvre se fait d’elle-même, l’inconscient
agit à sa guise et nous fait agir. Dégager l’idée. Pure illusion chiffrée. Sans
machine Enigma !
Seul le désir nous ramène à notre réalité et donne les marques
et les limites.
12 juillet 95
Fatigué par la chaleur, l’édredon de pollution, d’air humide et
chaud qui couvre Paris, ainsi que par les manipulations nécessaires à
l’installation (lourde) d’une partie de la collection d’Art minimal de Claude
Berri, dans son espace rue de Lille. Un grand Carl André de 5 m x 5
m, des plaques d’aluminium de 10 mm d’épaisseur par 1
m carré chacune, éprouve durement nos charpentes, nous transforme en Rodin
suant, et plus encore deux autres sculptures au sol, faites de pierres blanches
et poreuses (sorte de marbre aéré), mais très denses et lourdes donc.
Il y a aussi deux grands Dan Flavin à installer avec précaution,
œuvres à la fois lourdes, encombrantes et très fragiles (et très chères !).
Quant au Donald Judd, il ne devrait pas poser de problèmes. Claudine Paringaux,
amie de toujours de Claude Berri, et qui régit le lieu, un espace trop grand
pour elle, est très bavarde, bavardages qui essayent de remplir en vain un lieu
trop vaste. Luxe écrasant des œuvres qui y transitent. Du pain béni pour les
assurances, et prix astronomiques, multiplication des intermédiaires,
marchands, courtiers, experts, maîtres priseurs, conservateurs et critiques,
transporteurs spécialisés ( avions, camions ), personnel des galeries,
entretien et maintenance, restaurateurs, photographes, encadreurs, et… installateurs.
L’Art est une chaîne où personne n’a trop intérêt à ralentir la
machine ! Quant à la vraie validité des œuvres c’est l’omerta, bien sûr.
Nous rendons visite à la délicieuse Sarah Dahan, blonde aux
beaux yeux verts, qui travaillait pour Gérald Piltzer et qui se retrouve à la
galerie Claude Ollier, dans le quartier du Triangle d’or…
Je la trouve sublime, elle est chaude et si pleine de vie, et
mériterait bien mieux que ce séjour au milieu de potiches chinoises, de petits
maîtres hollandais et autres commodes Louis XV, même dans l’atmosphère cossue
du quai Voltaire. Christine Petit, ancienne de chez Sotheby’s et aussi de
l’équipe Piltzer, s’occupe de la vente d’un tableau anglais qui m’a été confié,
vente que j’espère imminente, probablement à Londres, car mes finances baissent
dangereusement… Catherine K. m’appelle et semble bien disposée à mon égard.
J’appelle Claudine, que j’aime toujours et depuis toujours, et elle semble bien
disposée aussi à mon égard. J’ai hâte de retrouver le midi et cette ville de
Toulon, pourrie comme une vieille planche dans la vase du port, mais que j’aime
aussi et qui est ma ville…
25 / 07 / 95
Réinstallé dans la vieille ville de Toulon, rue Félix Pyat, où
un pigeon a installé sa couvée près de l’imposte au-dessus de ma baignoire, et
de nouveau sur le chemin de l’atelier de la rue Jean Jaurès d’où j’écris ces
lignes, alors qu’à l’extérieur un soleil de plâtre inonde la façade en
vis-à-vis, je peux enfin me reposer de mes voyages du premier semestre et d’un
hiver difficile passé à Paris.
Les dossiers m’entourent, les projets abondent et l’envie
délicieuse, le désir monte en moi de me remettre au travail, choses déjà faites
ce matin par un collage et l’examen studieux des travaux réalisés à Paris, qui
sont plus réussis que je ne le pensais, de me soustraire au monde pour de longs
moments dans la pénombre de cette vaste pièce où la peinture va réapparaître
après de longs mois de gestation, simplement, alors que les travaux en volume,
eux, reprendront leur cours logique et leur projet ultime et sacré : tenir le
mur !
1 août 95
Temps gris et lourd sur la ville, mer d’huile, huile des navires dodelinant sur les eaux du port. Un air de flamenco monte jusque aux hautes fenêtres de l’atelier et je me sens parfaitement heureux. Le corps rendu de fatigue, de nage et d’amour, avec M. Christine, belle brune chaude et ouverte, offerte comme la mer.
Je me retrouve seul.
Pour d’autres gestes. Dans cette pièce calme où le travail m’attend, après la vacance du corps. Viallat a raison : savoir perdre son temps, se détourner de l’atelier pour mieux y revenir, de la peinture pour mieux ensuite la retrouver, trouver le moment juste, où le désir longtemps accumulé cherche le moyen de s’accomplir. Autre durée, autre lieu, autre rapport. Rendez-vous avec l’inconscient, travail qui s’est fait à votre insu, ponctualité souterraine, ponctuation, l’inconnu, la béance du travail à venir.
1 août 95
Temps gris et lourd sur la ville, mer d’huile, huile des navires dodelinant sur les eaux du port. Un air de flamenco monte jusque aux hautes fenêtres de l’atelier et je me sens parfaitement heureux. Le corps rendu de fatigue, de nage et d’amour, avec M. Christine, belle brune chaude et ouverte, offerte comme la mer.
Je me retrouve seul.
Pour d’autres gestes. Dans cette pièce calme où le travail m’attend, après la vacance du corps. Viallat a raison : savoir perdre son temps, se détourner de l’atelier pour mieux y revenir, de la peinture pour mieux ensuite la retrouver, trouver le moment juste, où le désir longtemps accumulé cherche le moyen de s’accomplir. Autre durée, autre lieu, autre rapport. Rendez-vous avec l’inconscient, travail qui s’est fait à votre insu, ponctualité souterraine, ponctuation, l’inconnu, la béance du travail à venir.
7 août 95
Temps passé sur la plage à regarder et photographier les femmes.
Modèles en mouvement ou immobiles. Temps passé à l’amour avec M.C rencontrée
sur la plage, et qui est très sensuelle, et ainsi de suite…
Temps passé à Ramatuelle, chez Chantal D. L. Apéritif d’oursins.
Piscine au milieu des chênes. Achat de matériel de peinture à Saint-Tropez. Les
Marquet et Camoin de l’Annonciade…
Achat d’un châssis pour un report de Rotella que je dois tendre
pour parfaire l’accrochage dans la grande maison du chemin des Crêtes, où je
figure en bonne place (L’élégance en plus), à côté de Venet, Rotella,
Ben. Apéritif au Gorille,
avec le châssis. Moyen simple pour être peintre : se balader avec un châssis
comme Tati avec son vélo ! Simple et efficace. Forêt du Don de nuit. Fraîcheur.
Amour avec M.C. A fond.
12 août 95
Avant tout : chasser la mauvaise conscience et maintenir sa
forme. Le catalogue Vincent Bioulès, du musée de Toulon, est remarquable.
Vincent Bioulès me donne de la force comme une étoile scintille, une faible
lueur qui aide à retrouver son chemin. Comme en mer !
13 août 95
Paix intérieure, et calme revenu, après une belle nuit d’amour
avec M. Christine. Qualité, intensité, durée, cela faisait longtemps que cela
ne m’était pas arrivé. Des mois, sinon des années. Cette fille sait comment
jouir… et le faire savoir. Ceci pour mon plus grand plaisir (bonheur). Chaque
femme est unique.
Parcouru hier sous un soleil de plomb (de plomb ou de plâtre) le
quartier de Mazargues à Marseille, puis la calanque de Sormiou, un des plus
beaux paysages du monde. Vu la Comex, puis le MAC et la rétrospective Ben qui confirme
(si nécessaire) ce que je pensais sur son travail : essoufflement, répétition
stérile, avec cependant une petite fraîcheur persistante, comme un très vieux chewing-gum, un reste d’enfance
qui dure depuis trente ans. Il y a un paradoxe chez Ben qui veut que cet
artiste, qui se réclame, et appartient, à l’histoire de Fluxus, n’est jamais aussi bon
(quand ça lui arrive) que lorsqu’il réussit une pièce au sens le plus
plastique, et classique du terme !
Vincent Bioulès a peint et repeint les massifs calcaires autour
de Sormiou, très encaissés, difficiles d’accès et de traitement, la pierre, si
rêche et si sèche, traduite par la matière grasse de la peinture à l’huile…
Subtilité ici de Bioulès qui confine à l’abstraction, réinvente
« sa » peinture !
13 août 95
Eliminer le doute. Oser. Travailler. Tout s’y oppose. Personne
n’attend rien : pourquoi ajouter à la saturation du vieux monde ? Mais c’est
une lutte. Ouvrir la voie. Comme on perce une autoroute dans la montagne. A la
dynamite, au pic, tout est bon. Patience et confiance.
14 août 95
Cet après-midi j’irais voir le bon docteur R. avec lequel j’ai
rendez-vous. Je « travaillotte », un peu chaque jour. Je grignote quelques
gestes, j’ajuste, corrige, prépare, répare, dessine, relis, réfléchis, range,
écris. Je mesure. Mais n’entame pas le vrai travail, et ne rattrape pas mon
retard. Je suis perturbé par le silence radio avec Et n’est-ce, car malgré les
tensions récentes, je trouve son attitude trop dure et assez injuste, mais
chacun son affaire. Faire son compte, et avancer ! J’étudie le catalogue
consacré à Vincent Bioulès (et rédigé avec brio par Nathalie B.) Les notes
prises par le peintre dans ses carnets de voyage sont très instructives et
rassurantes sur le métier, ses doutes, le rythme et la vie de la pensée qui
accompagne une œuvre. Il est possible d’être artiste et modeste. Bioulès est
décidément bien singulier, je le trouve tout à fait dans la lignée d’un Bazille
(celui de L’atelier et La famille …), sans
pouvoir l’expliquer mais il me plaît de le penser…
Impossible de considérer cependant sa peinture comme majeure.
Les choses ne sont pas simples. Bioulès dit ainsi n’avoir jamais cessé
d’écrire, tenir un journal, et rendre compte de son rapport au travail et à la
vie, par l’écriture. Parfois, souvent même, il note de simples faits et
gestes. Des détails, de menus détails. Je m’arrête sur les notes prises le 25
octobre 94, relatives à un voyage à Toulon, et dans lesquelles il confie ses
difficultés, se plaint de tableaux inachevés, difficiles à terminer. Il réalise
avec terreur, dit-il, et « un
vertige dramatique », le peu de tableaux réalisés…
Et c’est là que mon rapport à Jean Hélion, à l’idée qu’il se
faisait de la peinture et de son rapport au réel, se trouve confirmé par
Vincent Bioulès. Tout se recoupe.
Mes travaux photographiques, depuis trois ans, n’ont d’autre but
que de rechercher inlassablement comment « montrer » ce que je vois, sur le
marché du petit cours Lafayette de Toulon, où il est question aussi pour moi
d’un « vertige dramatique. » Celui de percevoir avec tant d’acuité, dans
l’urgence des petits matins, aux éclairages si propices, la précision, la
mesure des agencements des étals dans l’espace, les attitudes des revendeuses,
souvent des paysannes, avec donc une dimension corporelle particulière, les
rapports de proportions, l’architecture de tasseaux et cagettes, fragile, et
tous les jours démontée et remontée, sur un tout petit périmètre, territoire où
tout se joue, sur un seul coin de rue. Les couleurs de toutes petites choses…
monumentales. Un théâtre ! J’ai la certitude de poursuivre aujourd’hui ce but
mais de n’avoir toujours pas réussi à l’atteindre, et en serais-je capable ? A
peine ai-je obtenu de petits résultats, fragiles, maladroits, par le dessin, la
photo bien sûr, qui est plus facile (raison pour laquelle d’ailleurs tout le
monde la pratique)…et si souvent décevante.
Bioulès encore : Saisir ce que je vois devant moi et qui
m’échappe.
Au moment où j’écris ces lignes est accrochée devant moi la
grande nature morte réalisée en 86 et qui avait nécessité tant de repentirs, de
mises au point, d’études préliminaires. Un des travaux dont je suis plutôt
fier. C’est rare. Accrochée au même endroit depuis deux mois, elle tient le mur
avec panache, et me tient tête ! Elle a raison de moi. Malgré sa débilité stylistique
et son ironie sournoise, faussement naïve, son aspect régressif, volontairement
anachronique, elle prend tous les risques, même celui du ridicule, et joue à
qui perd, gagne. Il y avait là un fil à tirer, comme on remonte une ligne de
fond. Le temps permet de bien connaître un tableau (ou le vin) Magnelli disait
ne signer les siens qu’après un examen d’un an, à rester retournés contre son
mur, pour reposer l’œil. C’était très juste. Et c’était Magnelli… Une ligne de
fond, dans le soir qui tombe. Il est midi. Je vais déjeuner (le temps est au
beau fixe).
20 août 95
Les relations humaines sont difficiles. Qui est qui ? Qui
pense quoi de qui ? Qui a dit quoi de qui ? Qui a répété ce qu’untel pensait de
ce qu’avait dit untel en jugeant les propos d’un tel, etc. Le tout, souvent en
pure perte. Sinon du stress. Et pourtant nous vivons ainsi.
Repos et bains de mer. Je me dis qu’au fond ce que pensent les
gens n’a que peu d’importance…
L’action doit l’emporter. Je repense au visible. Travail et
efforts du peintre pour montrer ce qu’il voit. C’est là que tout se complique…
C’est là bien ce qui me préoccupe et ce que je pense être mon
objectif désormais. Debré, Hélion, Bioulès, etc.
Même si l’essence même de la vie, du sens de la vie, le
sentiment religieux de la vie, est ailleurs, invisible lui. Comme le fil ténu
qui relie les hommes dans la solidarité des combats, dans l’action, la vie
secrète, des risques partagés, le sacrifice : L’armée des ombres, de
Jean-Pierre Melville.
1 sept 95
Septembre à Nice...
Guillaume Apollinaire au lycée Masséna. Soleil d’automne sur les
façades blanches des palais. Bonheur de vivre à Nice, sur les hauteurs, aux
confins de l’Italie, face à la mer. Matisse et son modèle… Fabriques de pâtes,
artisans, personnes élégantes. Lumière douce et délicate dans la rue Tondutti
de l’Escarène. La grande Poste. «
Le parfum de la dame en noir… »
Claude Gilli, les nouveaux réalistes, l’Ecole de Nice. Le jazz.
Aujourd’hui c’est la villa Arson, à une encablure de Cimiez :
studio vidéo de la villa, où je monte «
Gina Lolo » (très grosse
production : 1 technicien, 1 actrice, budget : 400 francs). Studios de la
Victorine : La nuit américaine. Je repense à Nathalie
rencontrée à Solliès il y a 2 nuits…
Désir d’aimer. Riviera. Cascades de draps et descente du lit en
glissade pendant l’amour, l’après-midi, dans les grandes chambres blanches et
fraîches des hôtels de Nice ou au petit matin quand la mer est calme.
Nice la marine. Au nom victorieux.
Amour. Cyprine, vie, dîners de poissons, promenade, premiers
baisers dans la nuit bleue de Prusse d’un Nicolas de Staël.
Champagne. Civilisation.
En cette nuit étoilée, nos artilleurs, ceux de la France ou ce
qu’il en reste, ont envoyé une pluie de merveilleux obus sur les collines de
Sarajevo pour assaisonner les Serbes. Etaient-ce les bonnes cibles ?
Très beau, mais abîmé, tableau de Jean Hélion, de 1948, chez
Christine Le Chanjour, quai des II Emmanuel, posé au sol, sans protection,
comme n’importe quelle vulgarité du moment. Nous vivons une époque moderne…
2 sept 95
Rencontré Raymond Hains ce matin chez les Soardi, dans le nouvel
espace rue Désiré Niel, où il réalise une de ses plus belles expositions… Il
est en forme, pantalon crème et chemise à carreaux vichy bleus, sourcils
broussailleux, et bavard ! Comme à l’habitude. Nous parlons d’un dessin, une
page de carnet tirée des études pour le film Pénélope, qui est chez
Roberto Piccolo à Livourne, et dont il ne comprend pas la provenance. Il
présente ici des pochoirs représentant des lignes de stores oranges rouges et
bleus sur toile plastifiée, et un grand panneau pochoir à la laque d’après
aussi « Pénélope », le
film réalisé, et inachevé, avec Jacques Villeglé. Très beau. Il évoque
Apollinaire qui a étudié derrière les vitres du lycée Masséna, qui fait face à
la galerie. Il va mieux aussi, et semble préoccupé par les propositions de
Daniel Templon, qui monte une exposition à Vienne, alors que lui, préfèrerait
se reposer et qu’il ne parle pas allemand. Nous parlons de l’Italie, de
Lorenzelli (le marchand de Noël), de Cavellini, de Bergame, Brescia et Rome, il
est très enchanté du mois qu’il y a passé… tous les chemins de Raymond Hains,
ramènent à Rome !
A Rome où il connût certaines aventures amoureuses, entre autres
avec un pin du Pincio auquel il faisait des bisous en le ceinturant de ses bras
façon Obélix...
Content de l’accueil que lui ont réservé les Allemands pendant
l’exposition de Francfort. Il me propose de m’offrir le multiple « American Express » quand je
lui dis mon intention, déjà ancienne, d’en avoir un, et m’apprête à en faire
l’acquisition auprès de la galerie. Il est inquiet de la situation de la France
aujourd’hui et de l’achat par l’état et les Frac de trop d’œuvres étrangères à
des prix trop élevés, et ce depuis trop d’années, mais semble indulgent envers
Templon, malgré ses abus.
Nous déjeunons avec Colette Soardi. Sole, couscous, place de
l’ancienne poste, à côté de la Sorbonne, quartier que je connais bien. Il est à
Nice depuis 82 mais se demande ce qu’il y fait en fin de compte. Goût pour le
très bon vin, mais aucun intérêt pour les drogues. Nous parlons ensuite de Paul
Facchetti, de Georges Noël et du goût de l’élégance que celui-ci partageait
avec Yves Klein, auquel il voue une réelle admiration. Plainte à propos de Jean
Clair, homme de valeur mais dans la « gourance », et de la morbidité excessive
de la Biennale, et aussi l’excès de vide dans les présentations de la villa
Arson, toutes choses qu’il trouve « chiantes », et préfère la légèreté, la
bonne humeur, la fraîcheur, choses qu’il trouve présentes dans mon travail et
m’en fait le touchant compliment. Il me propose de faire quelque chose ensemble
chez Elvire Alérini. Mimmo Rotella et lui déjeunent souvent dans ce petit bar
brasserie, Chez Alex, ce
dernier a acheté un appartement près de la galerie Le Chanjour mais a déserté
Nice, fuyant la chaleur estivale, pour se réfugier à Cortina d’Ampezzo.
Il me fait part de l’expérience qu’il a des traumatismes liés à
la dernière guerre, et évoque son frère, marin engagé tôt auprès du général De
Gaulle. Et aussi Claude Rivière, Marie-Claude Dane, pour qui il a de
l’affection. Les parents d’Yves Klein, sa mère peintre abstrait de renom et son
père, peintre figuratif moins en vue, et sa tante, pharmacienne à Nice…
Daniel Abadie. Et son si fameux catalogue du CNAC ! (que je
possède, mon premier livre, d'Art acheté à La
Hune en 1978 alors que j'habitais une chambre sans eau, rue du
Pré-aux-Clercs) désormais introuvable. Il fait la moue en évoquant Colette
Soardi et ses fax, ses procédures et tracas bassement matériels, alors que lui
ne songe qu’à « améliorer » ses idées, à affiner son exposition, chaque
exposition étant une œuvre en progrès. Il aime beaucoup l’espace de Claude
Berri et la présentation qu’il avait su faire des œuvres d’Yves Klein.
C’est ensuite la galerie Il
Naviglio, et Del Cavallino à Venise. Les dérives d’Iris Clert qui
après avoir exposé Lucio Fontana et Yves Klein, a opté pour un retour à la
peinture dans un sens conservateur et régressif, mouvement perpétuel qui ne
cesse d’apparaître et de disparaître au grès des périodes. Puis vient Londres
où il était récemment (bien que de sensibilité bretonne il est plutôt attiré
par l’Italie), il a réussi à s’y exprimer dans un sabir acceptable mais se sent
en retrait par rapport au monde anglo-saxon. Il me confirme s’être toujours
refuser à montrer ou vendre ses travaux politiques, comme ce très beau collage
sur la guerre d’Algérie (OAS…), œuvres qui lui appartiennent encore. Je suis
ennuyé de ne pas avoir de pellicule et cours en acheter mais Raymond Hains
n’aime guère être photographié et se prête de très mauvaise grâce à une séance
de pause. Si j’avais un dictaphone, j’aurai aussi pu enregistrer sa voix… Les
huîtres consommées la veille l’ont rendu malade cette nuit. Il évoque le poète
Louis Guilloux. Son amitié et ses liens très étroits avec le situationnisme,
bien que n’ayant jamais appartenu au mouvement en aucune façon. Sa méfiance
envers l’administration, les Frac. C’est un esprit libre uniquement préoccupé
par son œuvre… Nous parlons de Raymond Roussel et de sa mort à Palerme, du bon
livre de Sciascia sur ce sujet...
Raymond aime Toulon ! Qu’il préfère à Nice, et descend
souvent à l’hôtel du Dauphiné ou au Campanile, près de la Fnac et me promet de nous y retrouver
bientôt. Il connait bien la ville, explorée dans les années 50, comme un
clochard, dormant l'été sur la plage des Sablettes.
En 2000 alors que Raymond très fatigué est venu passer quelques
jours à l'hôtel du Dauphiné j'aurais
la preuve d'une mémoire phénoménale, il connaît les coins et recoins de la
basse ville, a ses habitudes au Café
de la Darse, où il commande des "tomates" en regardant les
mouvements de l'entrée de la porte de l'Arsenal avant de piquer du nez pour un
sieste, les pieds en éventail, ce qui me donne tout le loisir de compléter mes
notes et de lire à ses côtés, plus tard après être allés à la plage, Raymond va
retrouver dans le dédale des rues du quartier du Mourillon le restaurant La
jonque et ses décors dignes de l'ancien claque perché sur la dune dans Un singe en hiver...
Je lui propose de visionner la bande vidéo sur laquelle je
travaille à la villa Arson. Bientôt le téléphone sera installé dans sa chambre
de la rue Dal Pozzo. Les questions d’argent et le milieu en général sont
ses principaux soucis…
Son idéal serait qu’on lui achète une œuvre en début
d’exposition, pour être à l’aise et parfaire les choses, et d’échapper aux
expositions « prêts. » Etre toujours à la recherche de nouvelles solutions,
échapper à l’enfer de la répétition.
Nous parlons ensuite des ponts récemment détruits à Saint-Brieuc, de Gianni Bertini et de ses talents littéraires alors que sa formation est celle des mathématiques. Pendant ce temps, le coteau de Mascara coule à flot et ça tape un peu. Sont évoqués ensuite Remo Bianco, Julio Turcato et Guy Tortosa. Il veut que je rencontre à tout prix Robert Fleck et Hans Olbrischt. Hains passe d’un sujet à l’autre et parle de l’exposition Bugatti en s’étonnant que Pierre Nahon ignore le livre de Genêt dont le château Notre Dame des Fleurs porte le nom… Très content donc d’exposer rue Désiré Niel, où Matisse a installé son atelier pour peindre La danse, je dirais que cette exposition est un hommage très « à la hauteur » de la situation…
Nous parlons ensuite des ponts récemment détruits à Saint-Brieuc, de Gianni Bertini et de ses talents littéraires alors que sa formation est celle des mathématiques. Pendant ce temps, le coteau de Mascara coule à flot et ça tape un peu. Sont évoqués ensuite Remo Bianco, Julio Turcato et Guy Tortosa. Il veut que je rencontre à tout prix Robert Fleck et Hans Olbrischt. Hains passe d’un sujet à l’autre et parle de l’exposition Bugatti en s’étonnant que Pierre Nahon ignore le livre de Genêt dont le château Notre Dame des Fleurs porte le nom… Très content donc d’exposer rue Désiré Niel, où Matisse a installé son atelier pour peindre La danse, je dirais que cette exposition est un hommage très « à la hauteur » de la situation…
J’achète ensuite pour M.C une culotte fendue en dentelle noire
dans ma boutique de lingerie préférée, avenue de la République, à deux pas de
la place Garibaldi : « La
Guêpière.» D’aspect pourtant anodin cette boutique fort bien tenue recèle
de délicieux et diaboliques trésors qui sont à la bagatelle ce que les
guirlandes sont au sapin de Noël. Tout un programme. Feu à volonté !
3 sept 95
Beau fixe...
Chapelle du Rosaire, Vence.
La plage de Nice est terrible, on y voit de beaux seins et la
vue sur l’horizon est superbe. La messe à laquelle j’ai assisté ce matin très
tôt à Vence m’a fait du bien et permis de me concentrer. Beaucoup de douceur,
de paix. En revanche le montage de la bande vidéo Gina, à la villa Arson est difficile, je me rends compte qu’il
faudra tout modifier demain. Ce film discontinu, inégal, déconstruit, mais
suivant pourtant un fil ténu est comme ma vie, faite de temps forts, un peu
fous, de silences, d’une recherche du sens des choses dans un rythme haché,
exacerbé et non linéaire. Et je ne rêve pourtant qu’harmonie, synthèse,
équilibre… Lorsque l’on est dans la chapelle et que l’on se place derrière
l’autel, le crucifix étant au centre, et les six candélabres disposés de part
et d’autre, là où se tient le prêtre officiant, l’axe du crucifix se trouve
exactement dans celui, vertical, de l’angle du mur qui sépare la chapelle en
deux parties. L’autel n’est donc pas disposé de face mais dans une diagonale
exacte à la chapelle, en regard d’un angle et la fuite des deux pans de murs,
les personnes se trouvant alors de part et d’autre, à droite et à gauche du
prêtre. L’autel et l’estrade de marbre sont eux tronqués dans l’angle qui fait
face à l’arête du mur. Clarté, simplicité, douceur infinie. Lumière.
« Ceux qui s’élèvent seront abaissés et ceux qui s’abaissent seront élevés… » Quel programme !
« Ceux qui s’élèvent seront abaissés et ceux qui s’abaissent seront élevés… » Quel programme !
Après cette messe, car il est indispensable, pour comprendre
l’œuvre de Matisse, d’assister à une messe, je me sens lavé et réconcilié,
c’est un grand secours pour mon pauvre esprit de pauvre pécheur agité du bocal
! Revenir à Vence et compatir !
4 sept 95, Villa Arson
Conformisme...
J’écris à l’ombre des lauriers. L’exposition sur le son m’a
permis d’entendre un poème phonétique remarquable, de Mimmo Rotella (il maestro
!) et une œuvre sonore de Richard Prince. Très intéressant. Le reste participe
de la fascination qui règne ici pour l’esthétique du vide…
On dort mal à la villa. Les chambres ont une ouverture sur le
haut du mur faisant face au lit, au levant, ces cellules ont ainsi la forme
d’une grosse boîte aux lettres, et les rayons du soleil arrivent dès l’aurore
directement sur les yeux du dormeur, comme un rayon laser aveuglant ou les
rayons apparaissant une fois l’an au fond du temple d’Abou Simbel. Les hôtes de
la villa y sont des sortes d’aventuriers de l’Art perdu. Tout un programme… Les échanges thermiques
se font mal. On dort très mal. Cette école m’angoisse, tout le monde s’observe.
Trop scolaire. Un peu une prison modèle. Libres d’aller et venir mais en
surveillance mutuelle. Tout ceci est assez agaçant. Je songe à Matisse, si
opposé à tout enseignement. Conformisme de l’Art contemporain. Je suis
cependant reconnaissant à Paul Devautour de me permettre de pouvoir travailler
au studio de vidéo. L’Italie est toute proche derrière les montagnes… l’école
buissonnière ! Je dois filmer davantage, mes sujets sont bons. Ce séjour à Nice
est très agréable et j’accumule des sensations nouvelles. Et anciennes. Je suis
un peu triste de l’automne qui s’annonce. Cahiers de rentrée ! Sentiment
amoureux diffus et présent…
L’architecture de la villa Arson me rappelle le collège des
maristes où j’ai fait mes études secondaires, à Ollioules : lauriers, oliviers,
humanités, ciels purs, messes… déjà. Sur les hauteurs de Nice je pense à
Fernand Braudel, et Fritz Lang, à son apparition dans « Le mépris. » A la mythologie,
relayant le réel, puisant dans le réel, se confondant avec lui…
16 sept 95
Je complète le compte rendu des moments passés en compagnie de
Raymond Hains, toujours improvisés, du coq à l’âne (L’âne d’Apulée
bien sûr)… Il y est question de son rapport à l’Art, au passé, de ses
inquiétudes…
Rapport qu’il définit volontiers comme étant très proche de
l’état amoureux : on tombe amoureux d’une affiche au coin d’une rue exactement
comme on tombe amoureux d’une personne croisée dans un train… Raymond Hains se
définit lui-même, non sans amertume dans la voix, comme un « clochard de l’Art » (ce à quoi j’ajoute : « Clochard oui, mais clochard
céleste »), une sorte de faux Raymond Hains, de même que l’on dit un
faux Basquiat, car il n’a pas réussi à devenir celui qu’il voulait être. Sur sa
lancée, il suggère à Daniel Templon, auquel il est désormais lié, et dont il
prend la défense pour son courage, en dépit des attaques et aussi du fait qu’il
ne vende rien ou très peu, il lui suggère donc d’organiser une exposition sur
le thème : « Qu’est-ce qu’un faux Basquiat ? »
Se plaint ensuite de devoir exposer, ce qui ne lui rapporte que
de la fatigue et un peu plus de confusion, les choses se répétant de façon
monotone, toujours les allumettes, les tôles, les affiches, et de n’avoir que
trop rarement la possibilité d’avancer vraiment, de faire de nouvelles choses,
il précise que pour lui, chaque exposition est en soi une œuvre et non pas un
simple accrochage, comme c’est le cas en ce moment chez les Soardi, qui ne
comprennent que mal ses vraies aspirations, et ce malgré leur gentillesse…
La grande composition abstraite au pochoir, très colorée, et
issue des travaux préparatoires du film Pénélope, réalisés en 44 /
57 avec Jacques Villeglé, ou plutôt jamais achevé, les participants à la
réalisation ayant bien sûr déclaré forfait devant l'inertie géniale mais
épuisante de Raymond, est très belle, mériterait plusieurs développements… Ce
même Villeglé dont il se plaint de ne plus avoir que de lointains rapports, et
lui reproche un peu d’avoir exploité trop systématiquement les affiches, au
point d’avoir un catalogue raisonné, trop pompeux, une production trop vaste,
dont seuls 30% sont intéressants, loin maintenant de la fébrilité, de l’extrême
esprit de recherche et d’aventure et de communion intellectuelle, qui les a
unis dans l’amitié et le travail à l’époque idéale de leur jeunesse en Bretagne,
de leurs débuts. Période devenue mythique, car fondatrice, pour les historiens…
Je rappelle l’intérêt de Jacques Villeglé après la guerre, en
46, pour Céline, dont on découvrait alors les livres (Guignol’s Band)
malgré la pénurie de papier, Jacques Villeglé donc, à la curiosité si vive, à
l’esprit fertile à ce moment, étincelles d’intelligences unies dans une quête
passionnée…
Raymond Hains évoque ensuite une jeune fille dont il fut épris,
en Bretagne, et se demande ce qu’elle est devenue… Marie Blanche ? Et je lui
fais remarquer l’importance de ce souvenir très persistant, car il en parle à
deux reprises…
Le souvenir de son frère aussi, résistant et marin engagé très
tôt auprès du général De Gaulle revient souvent.
Et je ressens une fois de plus toute la force émotionnelle liée
à cette période, déterminante pour tout ce qui suivra. L’idée qu’il se fait de
lui-même est donc celle d’un touche-à-tout un peu clochard, qui a au fond passé
sa vie à lire des livres (au lit ou assis aux terrasses des cafés), à les
annoter, et à essayer d’imaginer et créer des rapports entre les choses. Une
définition qui me semble simple et juste. Mais cela suffit à créer une légende,
une figure. Nous rejoignons un peu ici, par certains côtés, la pensée d’Olivier
Debré qui ne trouve pas les choses intéressantes pour elles-mêmes, que ce soit
la peinture ou l’architecture, mais en ce qu’elles nous permettent d’avancer,
de trouver de nouveaux rapports.
Evoquant souvent De Gaulle, Raymond Hains se plaint beaucoup de
la France d’aujourd’hui, qui perd selon lui son identité, sa qualité de vie, et
où on ne peut plus avoir ne serait-ce qu’un jambon beurre de qualité, comme
c’était autrefois le cas, une chose au demeurant encore possible en Italie, où
il aimerait vivre, toutes proportions gardées, où les choses les plus simples,
la vie des cafés, sont plus préservées. Cela, il me semble, est loin d’être
anodin…
Il qualifie la nourriture dans les cafés et restaurants de
souvent « dégueulasse », signe évident de décadence. A cette heure et à ce
point de la conversation, où nous sommes attablés au Koudou, tout près du Negresco,
le garçon nous avoue qu’il est en effet impossible de se faire servir un simple
sandwich au jambon en milieu d’après-midi, même si l’on est un bon client, même
pour une requête aussi simple ! Le ressentiment se porte aussi sur les ventes
d’armes auxquelles la France se livre, et qui alimentent les conflits.
Mais l’enfance revient (j’aurai souvent par la suite l’occasion de comprendre le côté « sanctuaire » de la période de l’enfance chez Raymond Hains, l’endroit où il est nécessaire de travailler, pour saisir ce personnage singulier) : sa formation devait le destiner au départ à la prêtrise ou à la philosophie, s’il n’avait découvert au sortir de la guerre un petit livre sur l’histoire de la photographie française, et qui devait l’amener à travailler sur l’image, ses déformations, les signes etc.
Mais l’enfance revient (j’aurai souvent par la suite l’occasion de comprendre le côté « sanctuaire » de la période de l’enfance chez Raymond Hains, l’endroit où il est nécessaire de travailler, pour saisir ce personnage singulier) : sa formation devait le destiner au départ à la prêtrise ou à la philosophie, s’il n’avait découvert au sortir de la guerre un petit livre sur l’histoire de la photographie française, et qui devait l’amener à travailler sur l’image, ses déformations, les signes etc.
Regret de ne pas savoir où se trouve la grande boîte
d’allumettes (Saffa et Seita) avec le lion peint dessus et qu’il
avait commandé à un peintre en lettre. Et regret terrible de ne rien percevoir
en général de la revente de ses œuvres historiques, qui passent d’un marchand à
l’autre, l’artiste étant presque toujours lésé. Il manque constamment d’argent
et souhaiterait, pour pouvoir travailler dans de bonnes conditions, que les
institutions ou les galeries voulant créer un projet avec lui, commencent par
lui acheter un panneau afin de lui permettre de souffler financièrement (cet
argument revient souvent !) Hors c’est loin d’être le cas : tout est compté,
jusqu’à la moindre pellicule, même si pourtant la Fondation Cartier lui a versé
des émoluments pendant les mois nécessaires à la préparation de son exposition…
Parler avec Raymond Hains implique avoir une solide culture,
être un « culturiste » de l’esprit, pour lui donner la réplique et lui
permettre, après échauffement, de réaliser ses meilleures pirouettes : « Mes courbes ne sont pas
folles... »
Aujourd’hui, reviennent en boucle dans notre entretien : La Métrie, le marquis de Bièvre,
Raymond Roussel, Philippe Sollers (alias Joyaux), Louis de Funès, Monsieur
Blanc et Monsieur et Madame Mérino, de la Société des Bains de Mer à Monaco,
Susy et Alberto Magnelli, Jésus-Raphael Soto, Agam, Hervé Chandès, de la
Fondation Cartier, Guy Debord, Gérard Deschamps, Ursula Kubler et Ott’ Dée, la
cité Véron, Boris Vian, Charles Etienne, René Drouin, Louis Guilloux, Léo
Castelli, la galerie Verbeke (autrefois place Furstenberg), René de Montaigu,
Marie Raymond (la mère d’Yves Klein), Daniel Spoerri, Camille Bryen, Carla
Morain, Nicéphore Niepce, Napoléon et Joséphine de Bauharnais, Jean Giono,
Fernand Léger, Guillaume Apollinaire, André Gide, le Général, Winston
Churchill, Sigmund Freud, Daniel Templon, Raymond Duncan, Lanza del Vasto, San
Lazzaro, Renato Cardazzo, Julio Turcato, Remo Bianco, Lucio Fontana, Mimmo
Rotella, Robert Fleck, Hans Ollbricht, Léon Degand, André Malraux, Jean
Dewasme, Clara Malraux, Robert Rauschenberg, Jasper Johns, Iris Clert, Liliane
Vincy, Pierre Descargues, Jean Cocteau, Rotraut Klein et son fils, Niki de
Saint-Phalle, Jean Tinguely, Gianni Bertini, Max Jacob, Saint-Brieuc, Dinard,
Laval, où il passait son bac le jour du débarquement, Château Gonthier, où sont
nés mon père et Claude Pompidou (accouchés par le même médecin), Hugo Pratt,
Christo, Georges Noël, Rome, qu’il adore, le quartier de Montparnasse, qu’il
n’a jamais quitté, Isodore Isou, Bertrand Lavier, Alexandre Iolas, Monseigneur
Lustiger, Antonin Artaud ( la conférence au Vieux-Colombier ), Enrico Baj,
Martine Laydet, Jonier Marin, Pierre Schaeffer... (...) Raymond Hains insiste
beaucoup sur l’amitié qui le liait à Yves Klein, qu’il a vu tous les jours
pendant trois ou quatre ans. Et l’étonnement qui fut celui de ses amis en
apprenant sa mort, les laissant tout d’abord totalement incrédules, Deschamps
pensant à un canular et refusant d’y croire, R. Hains ayant quant à lui
remarqué quelques signes de surmenage dans les jours qui ont précédé. Il évoque
une légère brouille avec Yves, suivie d’une anecdote qui allait les réconcilier
autour d’une bouteille de champagne, Raymond ayant trouvé une boutique qui
vendait des bonbons dans des paquets bleus et or, au grand amusement d’Yves
Klein.
Vient ensuite celle qui le liait à Guy Debord, qu’il vit
aussi tous les jours avec assiduité (alcoolisée) pendant une longue période de
trois ans, trois ans où ils furent inséparables, vivant la bohème entre
Saint-Germain et Montparnasse, c’était alors l’époque du café Moineau. Il se refuse
pourtant à être mis dans le sac des situationnistes…
Le souvenir de sa rencontre avec Fernand Léger a lui aussi
laissé une forte émotion. Tout comme le souvenir de Gide et de sa secrétaire,
derniers sortis de la conférence d’Artaud au Vieux-Colombier,
en 1946, la pluie faisant des claquettes sur le trottoir et le chapeau de Gide
dégoulinant de pluie, les gouttes chutant dans le vide en atteignant les larges
bords, et dessous, le masque pâle du visage (je ne saurais dire pourquoi mais
j’associe cette image à la photo de Freud, à Londres, en chapeau, pardessus et
écharpe). La conférence d’Artaud l’a beaucoup marqué, la forte présence
d’Artaud lui-même (dont il ignorait alors les internements), la diversité de
l’assistance, mélange de personnages connus, de journalistes, de curieux…
l’atmosphère électrique qui régnait.
Amitié forte avec Gérard Deschamps, et surtout Rotella, qu’il
admire beaucoup. Hugo Pratt, lui, avait acheté une œuvre, et il leur arrivait
de se rencontrer à Venise près du Rialto. Venise est omniprésente dans le
monologue de Raymond Hains. Il y a beaucoup vécu. C’est le récit épique de la «Piccola
Biennale», du fameux prix Marzotto (industriel dans la laine et grand
collectionneur), des rebondissements cocasses auxquels il participe lors de son
attribution, et des premiers Rauschenberg (alors inconnu en Europe) arrivant à
la Biennale en avion militaire. Les
galeries italiennes, si brillantes dans les années 50, 60, 70, et portant
souvent des noms d’animaux : Il
Leone, Il Cavallino, L’Elefante, La Tartaruga ou encore Il Millione, Il Naviglio, Blù, etc. Léo Castelli,
organisateur génial installant très tôt sa suprématie et issu des services
secrets US entre l’Europe centrale et l’Amérique, avant son passage chez Drouin
et les liens noués avec Salvador Dali. On connait la suite.
Procédant par retours en arrière, par boucles, arabesques et
cercles concentriques, Raymond Hains revient sur la profonde affectation d’Yves
Klein au moment de la douloureuse séparation de ses parents, sa mère ayant eu
une vraie carrière, ce qui devait l’amener à se séparer du père, plus en
retrait. Mais c’est la tante d’Yves, pharmacienne, qui à Nice, allait jouer un
rôle déterminant en le soutenant financièrement à ses débuts. Et il en est de
même pour Raymond qui a pu tenir et venir à Paris grâce au constant soutien financier
de sa tante, pendant des années, il a aussi bénéficié de la bienveillance
éducative de la femme de Louis Guilloux qui l’a éveillé à la littérature…
Apparaît le cheval de Christo, qui avait emballé un des jouets
de son fils… Raymond Hains se considère comme un artiste « armoricain » et un
citoyen du monde et évoque sans cesse ses origines, sa famille. Son père, qui
possédait une entreprise de peinture en bâtiment employant des ouvriers, son
grand-père, ayant une société de vedettes, les Vedettes Vertes. Saint-Brieuc, Dinard, Chateaubriand, le cèdre du
Liban autour duquel la Fondation Cartier est construite. Son goût le porte
depuis toujours vers l’Italie, Vérone, Rome et le midi, Marseille, Nice, et
Toulon, qu’il préfère souvent aux côtés surfaits de Nice, Toulon où nous
devrions nous voir bientôt à son retour de Vienne, où Templon organise une
exposition, Toulon où il a ses habitudes, en centre ville, à l’hôtel du Dauphiné. Je note à nouveau la déception
de Raymond Hains par rapport à l’Etat français et ses institutions qui ont tant
acheté aux étrangers, toujours aux mêmes, massivement parfois, pas toujours les
choses les plus intéressantes, délaissant beaucoup d’artistes français qui
auraient mérité que l’on s’occupe d’eux. Nous partageons les mêmes sensations à
propos de la villa Arson : temple de l’Art, secte, monastère, prison modèle ?
Raymond Hains ironise sur les effets pervers des cercles trop fermés :
étudiants que l’on retrouve en train de parler aux pigeons…
Daniel Buren est un ami déjà ancien et il aime beaucoup l’œuvre,
admire son succès. Mystère des êtres et mystère de la vie, des liens si ténus
qui unissent les êtres malgré leur totale solitude en venant au monde…
Raymond Hains croit-il percevoir chez moi une vocation à
m’intéresser au domaine du religieux ? Il s’interroge sur ce qui me pousse à
assister à une messe à la Chapelle du
Rosaire de Matisse. Mystère de la vie, espace entre les êtres, réfraction
de la lumière, le fil ténu du temps, fil de la mémoire, mémoire de ceux qui ne
sont plus, mystère de la vie, si fragile…
23 sept 95
Rencontré Nathalie aux noces de François de Villoutrey de
Brignac à la Cerisaie.
Mince, blonde et gentille, j’ai tenu son petit corps chaud et docile dans mes
bras alors que nous dansions et cela m’a beaucoup plu et ému et je me suis
senti tout bête de ne pas savoir comment la séduire en si peu de temps, alors
que j’en avais tant envie et qu’elle repartait le lendemain à Bagnols en Forêt,
où elle demeure, près de Fréjus, et je lui ai demandé au moment de se quitter
quand nous reverrions-nous, elle semblait alors très favorable à mon contact et
disposée aussi à m’accorder un peu de ses pensées… Hâte de la revoir…
24 sept 95
Assisté hier samedi à un vernissage au Revest-les-Eaux. La
mairie possède une belle peinture d’Eugène Baboulène sur panneaux (au nombre de
six), des cartons collés sur bois (les produits étaient rares et chers avant,
mais surtout pendant et à l’immédiat après-guerre). Même en brossant une
fresque décorative à la hâte, sans prétention, Baboulène est bon : c’est frais,
vivant, clair, un peu naïf, c’est enlevé, léger, gai, et il vaut mieux posséder
cela chez soi qu’une torture ésotérique oppressante à base de plomb fondu,
rébus alchimique pour les ânes, achetée quelques milliers de dollars à Cologne
ou toute autre stupidité clinquante et convenue comme savent les pondre les
courants d’aujourd’hui, si conventionnels.
Je préfère ainsi, et de loin, voir accrochée la magnifique (et
pourtant humble) nature morte du petit maître local Olive Tamari, que peu
savent regarder, ou même la si gentille (gentille en apparence) nature morte du
minuscule maître Trofimoff, sur les murs du café du groupe Revestois (sorte de rendez-vous
des chasseurs), ses fonds gris et bruns la rapproche curieusement de certaines
choses russes des années 20, ou aux André Derain de 14…
Il y a un grand bonheur à connaître les petits maîtres.
Instants fugaces et agréables bien que l’on soit ici au fin fond
de la province au sens le plus négatif qui soit. Je me demande, au regard de
l’exposition sise au centre culturel proche, si cette ville ne mérite pas sa
situation si déplorable. Mais ne soyons pas trop aigri… Qui vivra verra !
3 oct 95
Absence de lumière...
Retour sur Paris. Visages tendus de poissons morts des piétons
pressés de courir vers leur perte, James Ensor…
Vernissage de la 22e Fiac, quai Branly. Une
catastrophe. Loulou (Louis Cane) est là, et n’a pas l’air au
mieux. Nous croisons Lise Toubon et parlons un moment avec elle, très
ravissante : la couleur de son rouge à lèvre est si délicate et ses yeux si
tendres. Nous évoquons Yves Klein et nos yeux n’ont de cesse de se scruter
mutuellement, je lui fais face, elle semble être curieuse de me connaître. Son
regard est celui d’une grande amoureuse, je pense à son corps en la regardant
intensément et en détaillant son admirable bouche, elle doit le sentir (les
femmes devinent cela très vite), et montre un léger trouble.
Chantal D., au visage et au sourire si sereins et au beau regard
noir, est venue avec deux de ses enfants et s’entretient avec Georges Jeanclos,
convalescent, et me reproche d’avoir ratée la photo prise avec O. Chartier, à
l’heure du déjeuner, à Ramatuelle au mois d’août dernier, et m’invite à
l’appeler vite. Chantal est toujours aussi chaleureuse.
Je me sens d’assez bonne humeur alors que les gens semblent
moroses, débarquant du Midi j’ai l’impression de rapporter un peu de sa lumière
et un peu de santé contrastant avec l’apathie parisienne. Je suis ravi,
émerveillé, de pouvoir côtoyer le milieu et surtout les œuvres présentées après
2 mois passés en province, c’est à dire dans le désert ! Je remarque avec un
plaisir très vif les Lucio Fontana, Juan Gris, Naum Gabo, Morandi, Magnelli
etc. Les jeunes galeries sont absentes, une absence très remarquée. Le stand de la galerie Tega (Milan) est un des plus réussi
avec, de Magnelli, une ardoise superbe et une toile de 1957 : « Profondeur statique » ; on peut y voir
un remarquable ensemble de toiles de Morandi dont deux œuvres de jeunesse, deux
paysages. Un Juan Gris, tout en tonalités d’ocres et terres et anthracites, au
format panoramique très allongé. Et aussi un très beau Fontana ! Un Alfred
Courmes très étonnant chez Berggruen, mais qui peut apprécier Courmes
aujourd’hui ?
Les grands Feux de Klein, présentés par Gmurzinska (Cologne)
sont tout simplement sublimes, Claude Berri doit en pâlir d’envie… Au gré des
allées je note ensuite un grand Fontana noir avec trous (bucchis) et
petits éclats de verre colorés, et un autre, rouge vermillon, seulement percé
de petits trous légers. Tous deux sont très forts. Jacques Lipschiz et
Alexandre Archipenko sont chacun représentés par une sculpture de qualité. Il
est toujours sympathique de croiser Michel Giroud, alias El coyotte !
Les Shirley Jaffe chez
Fournier sont émouvants…
La galerie Waddington présente Naum Gabo, une magnifique et
gracile et cristalline et étonnante sculpture de plastique transparent, très
représentative de ses œuvres les plus notoires, il y en a une autre en métal (
aluminium ? ) sur un autre stand, mais lequel ? On trouve là une très jolie
gouache de Fernand Léger, qui est presque une enluminure, ainsi qu’un beau
Joseph Albers et de beaux Francis Picabia, notamment un dessin à l’encre
aquarellé, une andalouse, un des plus fins et plus élégants produits dans cette
série, par ailleurs très inégale.
Le stand d’Eva Menzio est comme toujours un des plus « chic »,
ici il y a un vrai goût, une vraie qualité. Certaines œuvres présentées le
furent déjà sur d’autres foires récentes comme celle de Bruxelles, mais un
royal chef-d’œuvre trône sur le stand, une tête de cheval de Fontana, l’immense
Fontana, en terre émaillée : une merveille, réalisée à l’échelle, et qui est
voisine d’un fort noble et élégant Alberto Burri, un plastique brûlé et
crevassé. Jean Krugier propose 2 petites toiles côte à côte : un Tanguy et un
Ernst qui sont très bons, et aussi un beau petit Torrès Garcia. Joseph Albers
est très présent, ce qui est une habitude sur les foires de ces dernières
années, omniprésent, comme Lucio Fontana, et pour longtemps encore. On peut
donc voir une dizaine d’œuvres de ce peintre, dont deux seulement sont plutôt
moyennes, et je me prends au jeu de créer dans l’instant mon musée imaginaire,
ou un accrochage idéal, avec toutes ces œuvres réunies…
Ces grands artistes du XXe siècle ont su atteindre la grandeur
d’âme, la grâce, la chaleur et la sympathie dans nos cœurs autant qu’Angelico
et mieux qu’un Lucian Freud, le débat entre abstraction et tradition s’annule
ici en leur compagnie…
Qu’en penserait Malraux en passant d’un stand à l’autre ?
5 oct 95
Vernissage hier soir au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris
de La belle et la bête, titre accrocheur pour une exposition qui
présente une dizaine de jeunes artistes américains, beaucoup de filles, à la
production catastrophique partant à fond dans la négation, la bouderie, la
débilité avant-gardiste. C’est ainsi chaque automne ou hiver (on se souvient de L’hiver de l’amour), où l’ARC propose
son panorama sur l’actualité, autisme et misérabilisme garantis. Je rencontre
Louis Cane et lui demande s’il est venu mesurer l’ampleur du désastre,
laconique et acide il se demande à son tour si les œuvres accrochées sont bien
réelles ou s’il s’agit d’un cauchemar…
9 oct 95
La vie à Paris est plus difficile que dans le sud.
Vu samedi une très belle exposition chez Denise René boulevard
Saint-Germain. Et une autre fort belle aussi, de Sam Levin, le grand
photographe, qui sait jouer des ombres et lumières pour ses portraits : Jean
Gabin, Jean Seberg, Glenn Ford, Jean Marais, Catherine Deneuve, Michèle Morgan,
Jean-Claude Brialy, Charles Aznavour, Jean-Paul Belmondo, Raimu, Raf Vallone,
Harry Baur, Louis Jouvet, Bernard Blier, Michel Piccoli, Alain Delon, Burt
Lancaster, Pierre Fresnay, Charles Vanel, Pierre Brasseur, Brigitte Bardot,
Jean Renoir, René Clair, etc.
19 h, Le
Rouquet, boulevard Saint-Germain.
Alexandre Iolas...
Beauté des lumières qui s’allument et douceur de l’air dans le
soir qui tombe. Café. Passé chez Denise René, à deux pas. Le Monde.
Un canard bientôt dépassé par les évènements... Tissus, laines, maillages
italiens aux devantures des bons fournisseurs du faubourg Saint-Germain, sous
les feuillages des platanes encore verts en ce bel automne un peu moiré...
Dans la galerie, un accrochage historique : l’après-guerre,
Hartung, Vasarely (que l’on ne regarde plus assez), Antoine Pevsner, Auguste
Herbin, David Smith, etc.
Un peu plus loin, les superbes poignées des portes de verre de
l’ancienne galerie Iolas, des boules de lettres accumulées, en bronze massif,
réalisées par Paul-Armand Gette ! On songe à l’époque où Georges Pompidou
faisait stopper son chauffeur et demandait à visiter la galerie, dans le petit
matin, à l’heure des femmes de ménage, pour voir en exclusivité les Fontana,
Agam, et acheter, assouvir sa passion avant sa journée de Président…
Samedi 14 oct 95
Vu Jacques Martinez ce matin chez Jean-Michel Vilmotte. Il est
en forme et survolté comme toujours, mais aussi très tendre à l’intérieur, et
aussi un peu gangster. Il a une maison à Rivesaltes près de Perpignan et souhaite
acheter près de Paris, car son épouse Marie, 1e mannequin chez Christian
Lacroix y travaille. Jacques Martinez le magnifique a des problèmes d’argent et
pense que le marché ne reprendra pas…
Je dois assurer pour lui, en échange d’un peu d’argent (hélas
trop peu), le transport d’une toile chez de richissimes sud-américains
(façon Tonton Cristobal) qui habitent le faubourg Saint-Honoré.
Ce travail facile et rémunérateur (trop peu) m’amène donc dans
un appartement cossu et de mauvais goût (celui des nouveaux riches) au sixième
étage au dessus de la salle Pleyel et je profite du chauffeur et du camion pour
m’arrêter un instant chez Gérald Piltzer voir le nouvel espace et les immenses
toiles de Jean Hélion choisies pour l’inauguration…
16 oct 95
Solitude, fébrilité. Angoisse. L’idée vraie et fausse d’être
seul au monde. L’enfance et ses fantômes. Vivre l’âge adulte, qui permet de
maîtriser ses peurs, de s’oublier en allant vers les autres, en ouvrant les
yeux sur le monde, le peintre ébloui par l’incommensurable beauté du monde, et
qui lui échappe, met en jeu la perception, le fait revenir cent fois sur le
métier, humble et ébloui, comme un enfant devant l’été ou un arbre de Noël.
Vincent Bioulès, qui me réconforte et m’émeut pour la compassion qu’il s’accorde
à lui-même dans ses écrits, sans rien ignorer du grand maelström intérieur,
nous rappelle la justesse de Freud qui soulignait le côté éternel et répétitif
de nos angoisses, depuis le fond des âges, et que nos rêves et nos fantômes,
pourtant vécus de façon si intime, nous fixent dans un ensemble qui nous
échappe, nous rattache à l’ordre général des mythes. C’est curieux car Piero
Manzoni, pourtant si différent de Vincent Bioulès, nous dit un peu la même
chose dans ses écrits. S’oublier soi-même devant le paysage, ne serait-ce que
l’espace d’un instant, devant le spectacle des rues, la bonhomie des allées et
venues (Marquet), voilà ce que je ressens et essaye en vain, pour l’instant, de
traduire, de montrer, de mettre en évidence, lorsque je suis sur le motif, chez
moi, dans le midi baigné de lumière, dans ces rues du vieux Toulon, du petit
cours Lafayette, et où je laisse tant de moi-même à chacun de mes départs pour
les brumes de la capitale…
Ce travail que je poursuis par bribes, et si maladroitement, me
relie un peu à ce peintre, une sorte de foi profonde en l’idée qu’un salut, une
ouverture peut être possible si l’on accepte d’en passer humblement par la
sensation, en essayant d’en restituer aux autres les notes justes, travail du
peintre qui consiste à rendre ce qu’il voit. Cézanne. Et Goethe, qui avait
souligné en son temps toute la difficulté qu’il peut y avoir à seulement voir
et comprendre ce que l’on voit…
La visite à la Chapelle du Rosaire, et la messe, vécue
simplement pour mieux comprendre le chef-d’œuvre de Matisse, m’aidé à un peu me
réconcilier avec moi-même. Beauté des lignes où Vincent Bioulès nous parle de
sa piété, de la piété telle qu’elle est encore vécue en Espagne…
Lumière dorée et douce sur Paris aujourd’hui, marché au Puces,
promenade près du Grand-Palais et jusqu’à l’avenue Duquesne. Je vais mieux. Mon
humeur s’égalise, je retrouve mes esprits comme dans le film anglais : La folie du roi Georges.
Près des Invalides un marchand de journaux me cède une affiche
du Nouvel Economiste, sur laquelle
figure un très gros « oui », que je vais bien entendu utiliser pour un
assemblage dans les prochains jours. Ce fut une bonne journée, grâce à ce film,
et la lecture des carnets de Bioulès ce matin. Retrouver ses esprits, et
l’estime de soi…
18 oct 95
Séance de travail aujourd’hui dans l’atelier du passage Thiéré.
De nouveau sensation aiguë de solitude. Mise à jour des différents documents
(photos, papiers divers etc.) que j’utilise pour mon travail. Désir de
contrôler tous les paramètres engagés, comme on monte sur une colline pour
mieux connaître le paysage ou voir une bataille. Dien Bien « Fou » ! Les
directions sont définies entre les reliefs, et les collages en deux dimensions.
Lutte contre la dépression, ce mal qui ronge et rend étranger à soi-même, et
procède par une abolition insidieuse du temps, de son déroulement : mois,
journées, instants, peuvent tout à coup se mêler et perdre leurs valeurs
respectives, le temps vécu comme souffrance, l’interruption du temps,
recherchée ensuite comme une délivrance. Un mal insidieux mais maîtrisable.
William Styron, et tant d’autres…
Le travail, lui, avec son déroulement, ses étapes, son temps
propre, est la meilleure hypothèse d’un devenir possible, d’une continuité. Le
désir s’y joue, toujours différé, mais permet le déploiement de ses forces, de
son énergie tendue vers un but, le mouvement salvateur réapparaît, balancement
des contraires, mouvement pendulaire, le temps est rétabli !
Gabriel Matzneff s’expliquait à la radio ce matin, à propos du recueil d’essais qu’il publie, « Les mousquetaires », titre choisi en hommage à « Vingt ans après », qu’il dit relire sans cesse, et il insistait avec force sur la nécessité qu’il y a pour un artiste à être totalement indépendant, hors de toutes chapelles, et aussi sur le fait que l’on est toujours soi-même quel que soit le mode d’expression : écriture, peinture etc. Il en va de même pour le peintre et le sculpteur qui peut à loisir aborder le dessin, utiliser la photographie, le volume, et aussi le film (conception et réalisation) et aussi l’écrit. Considérations banales a priori mais non acceptées alors que Picasso et Matisse sont de bons exemples de cette attitude. Travailler librement dans la quiétude de l’âme, hors de toute angoisse ou inhibition, peindre, construire en toute félicité, loin des tortures romantiques et destructrices. Et il y a là un interdit de taille dans la modernité. Je vais acheter bientôt le journal et les écrits de Jean Hélion, qui devraient être une bonne source d’informations et de soutien, comme l’ont été les pages écrites par Vincent Bioulès. Cela fait 15 ans que je cours après une chose qui se dérobe sans cesse : la peinture.
20 oct 95
Sommes allés aujourd’hui (avec Et n’est-ce) chez
Nancy Gillespie de la Selle, rue Cassette. Bel immeuble, devant un institut
catholique de jeunes filles, étrangères pour la plupart, et qui arrivent seules
ou par petits groupes, à peine éveillées, peu avant neuf heures du matin, et
cela est très joli à observer. Nancy Gillespie avait une galerie au 24, rue
Beaubourg, dans le début des années 80, en face de mon ancien domicile et je
découvrais à l’époque dans cette galerie feutrée (à la moquette épaisse), en
étage, les photographies d’Hamish Fulton ou les œuvres sur papier de Jaspers
Johns, et aussi les travaux de Georges Baselitz et Markus Lüpertz. Souvenirs…
L’appartement (ou plutôt les deux appartements), au second et
quatrième étage, sont richement décorés, avec un goût très français. Meubles
anciens de bonne facture, tentures, œuvres d’Art. Nous sommes chargés
d’accrocher plusieurs œuvres à différents endroits, dont un tableau de Turner,
très beau, provenant sans doute de l’héritage familial de son époux, Sébastien
de la Selle, qui fait une brève et discrète apparition. Nancy Gillespie est une
petite femme blonde très mince, aux yeux rieurs, au caractère gai et positif
(les origines américaines ?), vive et enjouée, et je la trouve ravissante et
séduisante, je suis sous le charme tout au cours de cette journée passée chez
elle. Nous sommes conviés à déjeuner en sa compagnie dans une petite salle à
manger, vins fins du bordelais et mets succulents, surtout la volaille aux
pruneaux avec une sauce « à la Bordelaise » aux champignons.
La conversation porte sur l’Art et la personnalité de Gérard
Garouste. Elle part dès demain pour New York, car elle y réside aussi, et je
souhaiterais pouvoir venir souvent pour des travaux, mais ce ne sera hélas pas
possible avant son retour, prévu en février. Son désir d’à nouveau s’occuper
d’une galerie nous laisse espérer en de futures collaborations. Il fait un peu
frais ce soir sur Paris et la nuit tombe assez tôt, nous sommes bel et bien en
automne. Jeunes filles en fleur sonnant, au rez-de-chaussée, à la porte du
cours catholique, aux fenêtres de style gothique qui s’allument dans le soir,
par petits groupes, et qui ce matin encore étaient pressées et ensommeillées…
21 oct 95
Un chef-d’œuvre...
L’exposition de Sylvie Fleury chez Brownstone : ses vidéos sont
bonnes mais le dispositif dans l’espace, lui, est très décevant. Sylvie Fleury,
séduisante, n’aurait-elle pas déjà épuisé ses réserves ? John Armleder est là,
maître à bord. La croisière s’amuse. Sylvie Fleury n’est-elle pas un leurre
depuis le début, crée par Armleder, fin stratège, une sculpture vivante, qui
parle, un peu comme une œuvre de Pierre Joseph ? En tout cas, l’élève a dépassé
le maître…
Art Press (canard
conformiste et collabo bientôt dépassé) publie un supplément intéressant
consacré à la peinture. Je sens bien que quelque chose est en train de changer
en profondeur dans l’Art d’aujourd’hui, ou plutôt de demain, comme un
glissement de terrain qui s’annonce…
Ma réflexion me pousse à poursuivre avec confiance les décisions
prises ces derniers mois : réactiver mes projets picturaux avec patience et
humilité devant la tâche et retrouver peu à peu le chemin d’une joie, d’une
félicité dans le rapport au projet artistique. Ne pas céder à la facilité pour
autant. Les bricolages technologiques par exemple. Apporter de la joie et du
plaisir par son travail : un interdit à transgresser !
Claudia...
Cet après-midi je me suis trouvé nez à nez avec Claudia Schiffer
sortant de son immeuble rue Rambuteau, et suivie dans l’entrée par David
Copperfield. Je marchais perdu dans mes pensées (hautes pensées bien sûr) et
nous nous sommes percutés devant la porte, mon nez s’écrasant contre sa
poitrine, et nos corps s’épousant l’espace d’un instant : je peux donc affirmer
désormais avoir eu des rapports physiques avec Claudia Schiffer ! Un
chef-d’œuvre ! Et quel parfum...
23 oct 95
Pour compléter et éclairer les carnets de Vincent Bioulès je
dois absolument acquérir enfin la correspondance et les écrits de Jean Hélion.
Accalmie appréciable de mes angoisses et des accès de dépression
de la semaine passée. Travail suivi à l’atelier sur les photographies réalisées
ces derniers mois, au regard, et après classement des travaux photographiques
plus anciens. Je m’aperçois ce faisant que depuis 15 ans j’ai beaucoup
photographié et il y a de fort belles choses…
Que les travaux récents sont vraiment dans une continuité au
regard des anciens et qu’ils assurent une évolution logique qui va, je crois,
vers plus de qualité, d’expression augmentée, de signes, d’humour etc. Il
faudrait pouvoir montrer ces choses, les mettre en valeur, les mettre sur le
marché.
Nathalie Lacube, rencontrée chez François de Villoutrey, a
essayé de me contacter, ce qui me rend de très bonne humeur.
25 oct 95
Vernissage hier soir de l’exposition « Le sexe de l’Art »,
au Centre Pompidou, organisée par Bernard Marcadé. Paul-Armand Gette, ils sont
très liés, s’y trouve donc en belle place avec 3 installations assez belles et
un texte pertinent, pour celle sise dans les toilettes de l’étage, et déjà
réalisée pour le Centre il y a quelques années.
Les photographies de Hans Bellmer sont magnifiques, étonnantes,
et… correspondent (pour ce soir tout au moins) à mes fantasmes. Bien que je ne
m’intéresse plus guère à l’œuvre de Duchamp (qui est aux jeunes artistes
français depuis 20 ans ce que le Mandarom de Castellane est aux sectes), je
suis cependant surpris de constater que ses objets et ses peintures sont en
général assez beaux, avec leur patine, le recul des années, ils résistent en
restant très singuliers, élégants, comme Duchamp l’était d’ailleurs, élégant
dans sa mise et son esprit.
Le flacon géant de «
C’est la vie », le parfum de Christian Lacroix, présenté par Sylvie Fleury,
est très beau et jette mystère et ironie à cet endroit… Dans l’ensemble le
reste de l’exposition laisse une impression d’accumulation inutile, stérile,
grotesque, le grotesque étant l’ambition suprême de la modernité et remplaçant
le style d’autrefois. Exposition au fond non-exhaustive, et assez ennuyeuse,
mais le sexe n’est-il pas très ennuyeux ? Mes œuvres en sont absentes, ce qui
est très regrettable, elles y auraient apporté un peu de fraîcheur… Une seconde
visite sera nécessaire pour confirmer ces premières impressions : mais la
modernité est triste, ennuyeuse. La grande et belle œuvre, seule valable dans
cette présentation, et dépassant le propos, reste L’origine du
monde car c’est un chef-d’œuvre.
28 oct 95
Niki dans la Domenica del Corriere...
Revu l’exposition Le sexe de l’Art au Centre
Pompidou. Même sensation d’ennui au fond, alors que je reste, comme tout un
chacun amateur (et « mateur ») d’images, et de pornographie, elle remplace
aujourd’hui le sentiment religieux, et incarne à merveille, crée un monde
merveilleux, qui est à l’image du système de la consommation dans lequel nous
sommes pris en spirale. Ici, le propos est universitaire, sous forme
d’inventaire, de faux et peu exhaustif cabinet de curiosités, alignement
mélancolique et sans qualité. D’où un malaise certain. Je retiendrais la
fameuse photographie de Bellmer «
L’assiette au lait », une ou deux peintures de Magritte, deux photographies
en couleur de Hannah Wilke, le boîtier et le document punaisé de Larry Clark,
les photographies d’Alfred Stieglitz, évidemment, ce dessin si curieux d’un
italien, Walter Molino, publié par une revue dans les années 60, montrant Niki
de Saint-Phalle tirant à la carabine, mais représentée à la façon des 1° pages
de l’Illustration en 1900.
Je devais retrouver cet exemplaire historique de la Domenica del Corriere sous
une pile de magazines éculés, entre un dentier usagé et des piles bon marché,
le tout couvert de poussière, au marché aux puces... de Palerme !
Walter Molino nous ramène vers l'hommage rendu à Courmes par
Edouardo Arroyo dans la revue Noir et
Blanc, et aussi aux dessins de Di Marco, génial illustrateur, puis en
droite ligne à Dubout, le grand Dubout, tous ayant en commun le sens du
pittoresque, de l'irrévérence, du délire, dont les apparatchiks de l'Art
contemporain ont perdu depuis longtemps le monopole.
Ainsi, dans le même ordre d'idées, je songe à la formidable
collection de bandes dessinées accumulées par Claude Viallat, et à sa toute
aussi grande collection d'images, d'œuvres d'Art et d'objets consacrés à la
Tauromachie et maintenant exposée en dépôt dans un musée Nîmois... Goût
immodéré et assumé de Viallat pour les images populaires, le dessin
illustratif, les comics, auquel je pourrais ajouter nos dessinateurs locaux :
Charly et Poli, entre autres...
Toujours sensible à l’univers si fin de Paul-Armand Gette, je
trouve que cet artiste si singulier n’est pas assez mis en valeur, ses installations
étant trop subtiles et pudiques pour ne pas s’évanouir dans cet ensemble plutôt
grotesque où dominent, bien sûr, les exhibitions d’organes sexuels.
La réplique d’ Etant donnés… par Richard
Baquié, est très réussie sur le plan technique. Alberola, à force d’échouer
tout ce qu’il entreprend avec beaucoup de pathétique, frôle de vraies
trouvailles… Il est le trouvère emplumé de l’Art contemporain, et en devient
sympathique. Ainsi, il m’étonne en flirtant avec l’affiche, le dessin
humoristique, loin cependant d’un Richard Prince ou d’un Sygmar Polke, il
arrive à intégrer par le graphisme la manière bonhomme d’un Savignac ou le
style des génériques de La panthère rose, en jouant notamment sur
la platitude de mots comme : «
La propriété c’est le vol » ou « Salon de coiffure » réunis par un cordon ombilical, un fil
d’Ariane, cheveux d’anges, mais en jouant avant tout sur la facture,
l’exécution très affichiste des aplats de couleurs et des caractères des
lettres : un dispositif surréaliste dépassé et suranné qui pourtant ne
peut que fonctionner : Fumes c'est
du Belge en quelque sorte.
Je pense un instant à son propos aux débuts de Gianni Bertini,
avec ses lettres frappées au pochoir, et qui sont très belles et mériteraient
d’être montrées à Paris.
Le tableau d’Eric Fishl est très beau, le tableau de Pollock à
fond rose est sublime, ainsi que celui, blanc, de Fontana, cet immense artiste
baroque qui reste pour moi le maître incontesté de l’Art informel de l’après
guerre.
30 oct 95, 4 h 30 du matin
Le clou...
Faire comme Giorgio de Chirico, enfoncer son clou sans jamais se
lasser, et se copier soi-même, re-digérer au fur et à mesure le travail
produit, des transformations se faisant peu à peu. La force de Claude Viallat
vient en partie de là : s’oublier en restant concentré, avancer en spirale,
comme un bon cordonnier.
J’envisage cette nuit de reprendre les jus jaunes ce cette toile
vendue au Japon, et dont l’absence me hante, ainsi qu’une autre laissée en
souffrance au fond de l’atelier du passage Thiéré, et que Louis Cane trouva
intéressante, jugée actuelle et pertinente car simulatrice d’abstraction, et
ironique, et légère, bien que construite, et qui a suscité les compliments
épistolaires de Viallat au printemps dernier. Réaliser un boîtier avec néon intégré
pour retrouver comme un archéologue la manière et le coloris si réussis de
cette toile jaune et reprendre à l’huile la résurrection de la toile inachevée,
abandonnée au fond de l’atelier parisien…
Passer ensuite aux natures mortes et réussir le pari fou de
porter au format mural les photographies réalisées cet été, et dont je fais
faire certains transferts sur toile, selon le mode mis au point par le Mec
Art, notamment Gianni Bertini, et Mimmo Rotella. Je transforme et modifie
mes propres images, et continue de tisser ma mythologie personnelle. Mais je ne
considère ces étapes techniques que comme des artifices et des expériences qui
ont pour finalité de retrouver le chemin de la vraie peinture, celle où l’on
est nu devant la toile, dans un instant de vérité. Acte amoureux, entrée dans
l’arène ? Se situer quelque part entre Eugène Baboulène et Robert Rauschenberg
? Faire de son mieux en tout cas pour transformer l’essai et se frotter à un
projet difficile.
La cuisine ! L’industrie agroalimentaire révolutionne nos vies.
Aliments pré-cuisinés, conditionnés sous vide, aliments en poudre, ces procédés
sont ceux des chaînes de restauration et des collectivités. Des groupes et des
monopoles se créent. Oh! Poivrier !, Flo, Batifol à
Paris fonctionnent déjà avec ces procédés de réchauffement des aliments, un
vrai lobby... Les clients ne s’en doutent pas bien que cela ne soit pas
cependant un secret. Il y a donc une maîtrise accrue de la chaîne du froid et
du chaud, le cuisinier devient un technicien du réchauffement et du
conditionnement des plats préparés en amont, à la chaîne, et cependant
savoureux nous affirme Bernard Loiseau, en bon agent de maîtrise, garantissant
la qualité de ce que l’on glisse sur nos palais…
Maîtrise aussi de l’infiniment petit, par la biologie
moléculaire, la microchirurgie, les microprocesseurs, les recherches sur le
fonctionnement du cerveau.
Et la peinture, et l’amour… Quelle est leur date limite de
consommation ?
21 h
Markus...
Magnifique journée d’automne, ensoleillée et délicate, douceur
de l’air, plaisir de saisir d’un pas léger la perspective du Carrousel et des
jardins.
Et je retrouve au Louvre les salles de la peinture française,
après des mois, en haut des grands escaliers, autour de la cour carrée, et en
particulier un goût très vif pour la peinture des Le Nain, goût partagé avec
Picasso, qui possédait un très beau Le Nain, plus encore que pour la rigueur
admirable des Philippe de Champaigne, un peu plus loin. Maestria de Le Brun, ses grandes machines hollywoodiennes, qui tiennent
si bien la route, alors que Le Sueur, lui, pêche sur beaucoup de points. La
grande Pêche miraculeuse (1706) de Jouvenet est tout
simplement admirable. Le peintre a étudié à Dieppe, sur le motif, pour parvenir
à réaliser cette si belle composition, si vivante et si bien enlevée, à
l’écriture et la touche à la fois sensible et autoritaire, rapide mais sans
trop de hâte, moderne, dégagée et armée de très beaux coloris, les roses et les
jaunes de Naples des reflets vermeils sur les cuivres, les étains, la chair et
les écailles argentées et la béance des ouïes…
Ce n’est pas la première fois que nous nous arrêtons devant
cette œuvre, ce spectacle d’envergure, plusieurs mètres carrés de toile et un
cadre imposant, et j’admire longuement chaque partie du tableau, chaque coup de
brosse, l’extraordinaire présence des poissons du premier plan, et la
verticalité de la porteuse de cruche.
Chardin est là, hors du temps, une force silencieuse qui porte
un siècle d’Art français sur ses épaules, un Atlas enturbanné et myope, un prince… inégalé.
Le peintre le plus moderne c’est incontestablement Corot, notre grand peintre, pourtant si
discret dans son âme, immense par son succès commercial, sapant jusqu’aux
efforts de Courbet, pourtant sans rival à une certaine époque, Corot trop
aimable et peu percutant de prime abord. Ses figures de servantes, si simples
dans la lumière un peu blême de fin d’après midi d’hiver dans l’atelier,
annoncent, contre toute attente, l’attitude de Mondrian, pas moins, le sens de
la structure interne au format, de la monumentalité possible avec l’économie
maximum des moyens…
Nous nous plaisons à insister sur la grandeur de Corot, et à
dénigrer la grandiloquence de Delacroix (non sans mauvaise foi d’ailleurs), sa
nervosité, son romantisme échevelé, l’acidité parfois de certains tons. Il n’y
en a que pour Delacroix ! C’est que la petite musique de Corot, sa discrétion
et sa modestie, savent installer dans l’œil de l’amateur, et jusqu’au fond de
son esprit et de son cœur, beaucoup de la grandeur de l’Art français, ce qui
nous renvoie à Rodin, à la grandeur de Chartres, à la poésie de Rilke. Corot
contre Delacroix !
Ses Vues d’Italie,
et ses figures confinées dans la grisaille de l’atelier, sont pour moi le
sommet, dans l’excellence, la maîtrise du sujet, le sens de la mesure, la
modestie aussi, que peut atteindre un artiste au cours de sa vie, si brève...
Et je me souviens d’avoir été surpris de sentir à mon côté une
présence, me disputant le privilège d’avoir le nez sur un Corot justement,
cette présence était celle de Markus Lüpertz, en visite au Louvre (accompagné
d’un très joli top model), crâne rasé et tiré à quatre épingles, et passionné
par Corot, nous avions ensuite échangé quelques propos sur le peintre.
Souvenir d’enfance : le chien, un Bouvier des Flandres, que je
présentais en concours d'élégance dans les jardins du Casino à Monte Carlo,
s'appelait aussi Markus…
La Princesse Grâce (j'avais remporté la coupe grâce à Markus)
s'est penchée vers moi pour m'embrasser devant la mer d'un azur intense un peu
plus bas...
Les séries de photographies que j’ai enfin mises au point
s’avèrent être de bonne qualité, cela me satisfait et m’apporte un peu
d’assurance. Je fais reporter quelques clichés sur toile et les tends après sur
châssis. Ce procédé, éculé, est du plus bel effet, et préserve et met en avant
le côté froid et mécanique des tirages photographiques. La peinture est
toujours en vacances ? Je suis en vie. Et décidé à travailler. Chaque jour pour
tailler sa pierre ?
31 oct 95
Le grand Le Nain...
J’y vois plus clair dans l’ensemble des photographies prises ces
dernières années. Les récentes sont très belles. Natures mortes, figures et
paysages trouvent leurs places et leurs directions. Mais se faire à la pensée
de n’être qu’un photographe habité d’idées poétiques… La peinture est
l’objectif majeur, et même de grandes machines, alors il faut cesser de geindre
et d’avoir peur. Agir au lieu de commenter. Ces notes, tenues ici même dans ces
carnets ne sont-elles pas des radotages de peintre vaguement dépressif…
A demain.
Les Le Nain du Louvre sont vraiment magnifiques.
3 nov 95
La période est morose, le milieu, attentiste, autiste (les
jeunes artistes !) et l’Art se cherche. Donc en profiter pour réaliser tous les
projets, sans complexes, le tri se fera après. En avant ! Assez pinaillé. Agir,
construire et attaquer la peinture de face, l’enlever par la force, de face et
de profil, s’expliquer enfin ! Sentir !
4 nov 95
Quinze ans ont passé et je regarde à nouveau un livre sur Le
Greco, pour lequel je m’étais tant passionné, que j’avais étudié à fond, dont
j’étais allé voir les tableaux à Madrid et Tolède, dont j’avais copié et adapté
des détails pour un ensemble de sept grands dessins au fusain (présentés au
diplôme de l’Ecole des Beaux-Arts), et l’émotion s’est aujourd’hui émoussée,
altérée, l’aspect baroque et maniériste (byzantin) de son dessin me gêne un peu
désormais, il m’est étranger, lointain, je ne retrouve pas les sensations
passées, et qui furent pourtant si fortes. Mais au Louvre deux tableaux sont là
pour me rappeler l’extraordinaire présence de sa touche, la transcendance de sa
vision, son curieux et impénétrable mysticisme, l’ampleur de son projet. Gérard
Garouste n’essaie-t-il pas de se mesurer à lui ? On peut voir des similitudes
dans son univers, mais il n’en a pas la grandeur, la capacité réelle, comme
s’il n’en conservait que le maniérisme, au prix de beaucoup d’efforts.
7 nov 95
Forte émotion aujourd’hui dans l’autobus bondé, et dans lequel
je faisais face, debout, à une si belle enfant blonde, au début de sa puberté,
si belle, au pur visage de Madone, à la bouche… si parfaite, regard à la fois
provoquant et pur, peau, cheveux, attitude du corps… et de l’âme, tout chez
elle m’a bouleversé et je fus en ces courts instants d’éternité comparable à
Gilles de Rais, Gabriel Matzneff, et surtout Humbert
Humbert, du grand Nabokov : un monstre de concupiscence tendu vers elle de
tout son âme, vaincu par la grâce comme King Kong tenant dans sa main une
beauté blonde, et versant une larme…
8 nov 95
Difficile de faire de l’Art aujourd’hui. Ne pas s’obnubiler.
Claude Viallat (encore lui !) et Vincent Bioulès ne sont-ils pas
dans le vrai en s’inscrivant dans une pratique, comme on mène une charrue
(celle des derniers Braque) et en préférant se définir avant tout comme des
peintres, sans simulation, sans leurres ?
9 nov 95
Clérisseau...
Vu l’exposition au Louvre consacrée à Jean-Baptiste Clérisseau,
ce même Clérisseau qui donna son nom à la rue où se trouvent les locaux de
l’ancienne menuiserie, investie par Claude Viallat pour y installer ses
ateliers, un lieu aux multiples niveaux comme des ponts, avec force voiles,
soutes, coupées, kiosques, magasins, balustres, corniches, génoises, comme un
beau navire armé pour la peinture.
Je termine une série de 50 planches photographiques, commencée
en octobre. Mise en ordre de l’été, avant les grands travaux de l’hiver. Je
suis étonné par les résultats donnés par les reports sur toile, j’obtiens un
rendu proche de l’estampe, et c’est assez satisfaisant. Nous partons demain pour
la foire de Cologne.
11 nov 95
Cologne. Le dôme érigé dans la nuit. Apollinaire ! Mon
père, mourant, une nuit de noël de 1943, les chiens et les coups des SS
arrosant à la lance à incendie les déportés forcés de courir nus dans la neige,
toute la nuit, sous les projecteurs...
Aujourd'hui ! Convivialité des brasseries, boiseries, chaleur,
gaieté, visages réjouis, luminaires, fines flûtes de bière si blonde et si
légère… J’ai prêté attention aux œuvres de Thorsten Goldberg, à la galerie Wohn
de Berlin, à celles de Harald F Muller chez Evelyne Canus, de La Colle sur
Loup.
La galerie Torch d’Amsterdam est très dynamique et
j’y remarque Carolus Diederich, ainsi que Clay Ketter chez Bräudström, de Stokholm, Lydie
Jacob chez Snoei, d’Amsterdam, Jonathan Lasker et
Zimmerman (qui travaille à partir de Rothko) chez Gmeiner de Stuttgart. Beat Streueli est
très bon, et présent sur plusieurs stands, notamment celui d’Anne de Villepoix
; Steven Parrino est habile, et visible chez Ricke,
de Cologne, Andreas Slominski, lui, utilise avec adresse les reports
photographiques, à partir de reproductions d’œuvres emblématiques (par ex des
tableaux connus de Vermeer.) Jésus Palomino montre des sortes de boites que je
trouve assez proches de celles que je produis, chez De Alvear, de Madrid, la
galerie Nächst St-Stephan de
Vienne montre un très beau Albers accompagné d’esquisses intéressantes, et un
très curieux Artschwager construit sur un angle est montré chez Franck et Schulte venus de Berlin. Sylvie Fleury, mais
surtout de magnifiques Fontana et Albers (vraiment sublimes) sont présentés par Art et Public de Genève, à côté de Remy Zaug, Steven
Parrino, Imi Knoebel, Helmut Federle etc. Un beau General Idea (d’après Robert
Indiana) se trouve chez Schipper
et Krome, de Cologne, et Pierre Joseph, qui reste habile bien qu’assez
puéril, et occupe le stand d’Air de Paris.
Même si des répétitions et un certain conformisme, voire une
qualité moyenne se ressentent dans l’Art actuel, présenté par les nombreuses
jeunes galeries et les jeunes tendances, je suis frappé à nouveau par le volume
important d’œuvres présentées, ce que je trouve assez rassurant, il y a un
dynamisme certain, loin de l’ambiance provinciale et limitée de la Fiac.
Puissance du marché allemand qui aligne les œuvres par centaines. L’immense
retard de la France en matière de marché de l’Art, qui est le moteur essentiel
de toute santé culturelle, est ici visible, quasi tactile !
15 nov 95
Rue Boulegon...
Travaillé hier à Renn
Espace, sur une œuvre de Donald Judd qui doit être restaurée.
Je connais quelques problèmes financiers et administratifs, qui
fléchissent mon moral. Nous étions ce matin en visite chez Stéphane Kilar, ami
d’Et n’est-ce, qui loue un atelier au 15, rue Hégésippe Moreau depuis
des années. Je me sens ému de fréquenter ce lieu mythique, qui semble avoir peu
changé depuis cent ans. Une imposante grille ouvre sur une cour avec un
charmant jardin un peu désuet, retiré (Ayant poussé la porte étroite qui
chancelle), avec un petit bâti de bois peint en gris où est inscrit «
concierge », et l’alignement des grandes verrières des ateliers avec mezzanines
toutes orientées au Nord. On imagine la vie de Paul Cézanne, qui y a loué son
dernier atelier parisien, où donc il vit et travaille de 1897 à 1900 environ,
se rendant beaucoup sur le motif pendant cette période, car nous sommes à deux
pas de la place Clichy et de la gare Saint-Lazare, et date à partir de
laquelle, sans peut-être d’ailleurs quitter définitivement cette adresse, il se
fixera à Aix la majeure partie de l’année, faisant construire le grand atelier
du chemin de la monté des Lauves, et habitant rue Boulegon où il meurt en 1906,
après avoir pris une bonne rincée sur le motif ! Dans la grisaille des murs, la
lumière un peu blême des ateliers, les couloirs peints de gris à mi-hauteur, au
parquet grinçant, les fontaines d’eau aux cuvettes de tôle émaillée en demi
lune et robinets de cuivre, je me plais à imaginer le travail de Cézanne, ses
allées et venues, des toiles de la période « couillarde » stockées dans
l’atelier, avec ses dessins et études rapportées du motif…
Ce n'est qu'en quittant le lieu que j'aperçois à droite du grand
portail vert une seconde plaque, celle de Nicolas Schöffer dont la veuve vit
encore ici.
18 nov 95
Je consulte au cours de la matinée mes archives photographiques
sur la Côte d’Azur et la Provence, la Riviera etc. Et je me souviens des cours
de Willy Ronis, à l’université d’Aix en Provence, où je fis un bref passage
d’une année. Aspect à la fois très classique des compositions chez ce grand
photographe, très français dans l’esprit, avec une solide assise des plans, une
bonne assiette, le nombre d’or en filigrane, le sens inné de l’équilibre, et en
même temps, la capacité infinie à s’émouvoir, une sensibilité exacerbée, une
forte sensualité et une vraie présence au monde.
Sensibilité française donc, toute faite de retenue et de mesure,
de puissance contenue, d’équilibre et d’extrême finesse, de Fragonard à Debré.
Je fais aussi le lien entre mes travaux du mois d’août et ceux
de Vincent Bioulès dans le paysage marseillais, la photographie étant pour lui
un support majeur, dont il use et abuse, allant de pair dans les repérages et
les études avec les dessins, les gouaches et les aquarelles, toutes réalisées
sur le motif pour ensuite travailler dans l’atelier à partir de ce matériel
très varié.
Et il y a dans ses cadrages, quelque chose qui vient de la
photographie, de la carte postale, une recherche de stéréotypes de composition,
une façon de dégager ce qui fait l’essence d’un lieu en mettant à nu les
structures et les lignes fortes pour laisser libre cours ensuite à la couleur.
Cette attitude très stricte, un peu janséniste, ce côté « Philippe de
Champaigne ou rien », a aussi ses limites…
Si j’avais évité la figure jusqu’aux années 90, surtout
concentré sur le paysage et les natures mortes, elle apparaît en force dans mes
images récentes, avec les revendeuses et revendeurs du marché, des paysans
occupés à vendre leurs produits ou autres personnages humbles de la rue, comme ceux
souvent choisis par Marquet pour saisir un geste ou une silhouette ou des
sortes d’icônes à la façon des époux étrusques, stéréotypes de la félicité dans
la statuaire étrusque, et ce souci de la figure s’impose à moi naturellement,
presque à mon insu, m’anime et cristallise les préoccupations liées à la
représentation, car c’est bien de cela qu’il s’agit, mûri dans mon inconscient,
me pousse insensiblement à aller vers la peinture et le retour au dessin, seuls
capables de s’attaquer à la figure humaine, à son aspect sacré, traversant
l’histoire et les styles, et ne pouvant se suffire des procédés mécaniques,
d’où l’impasse des Nan Goldin et autres Jeff Wall, cherchant dans la technique
une augmentation des effets, une approche scientifique de l’émotion, qui réduit
l’humain à de la viande congelée sous les froids éclairages des tables des
médecins légistes. Obsession de la mort...
Le Christ de Holbein. Les photos de morgue
d’Andrea Serrano. Mais comment saisir l’instant, la vie, être au plus près du
sujet, de l’humain et de sa chaleur, être proche du souffle de la vie, être en
vie, comme Matisse est proche du modèle au point de sentir son souffle, de le
toucher, sentir la chair comme Rodin auscultant lentement le modèle pour en
deviner les tissus, les muscles, le squelette, la palpitation vitale. Il me
semble que cela la photographie ne peut le permettre. Le toucher du modèle,
thème abordé par Paul-Armand Gette, est de cet ordre, malgré le projet de
transgression qui lui est propre, et son cheval de bataille : le désir.
Mes récents reports sur toile ou sur papier Arche, et les estampes, ne sont
que des étapes préparatoires pour un projet sous-jacent, celui de s’engager
dans de grandes machines picturales : l’aventure est là, un défi à relever, une
cause perdue en apparence…
Qu’est-ce que la peinture ? Une petite Nature morte au citron de Zurbaran, un Port d’Alger par Marquet, La reddition de Breda, L’origine du monde, des Nymphéas ?
La mère... Tout est là, la mère, l’enfance, déjà en place dans
l’inconscient. Hantaï et l'évocation du tablier de sa mère... Mes
préoccupations ont sans doute là leur origine. Me manquent aujourd’hui l’odeur
de l’huile, mêlée sans doute à l’odeur et la présence de la mère, son souffle,
le temps des séances, le dessin préalable au fusain, l’état de grâce de la
concentration nécessaire à la lecture des images et leur transcription.
L’origine du monde… est là aussi, pas seulement sexe offert à la vue et à
la pénétration mais aussi matrice de l'inconscient, fabrique d'enfants... Comment
retrouver une fraîcheur, une lumière, une modernité réconciliée, une jouvence,
une enfance, de l’humour, loin des idéologies et des détours scabreux de la
figuration narrative par exemple. Rester dans le fil de la vie.
Le hasard ou la loi des contrastes, veut qu’après avoir refermé
le livre de Pierre Borel sur la Côte d’Azur, je saisisse dans les rayonnages de
ma bibliothèque, blottie dans l’angle aigu de ma mansarde de la rue de Lappe,
le catalogue montrant les vitraux de Raynaud, à l’abbaye de Noirlac, ouvrage
qui m’avait beaucoup influencé au début des années 80, faisant suite à mon
étude de l’Art cistercien, de la métrique chez Mondrian, et du nombre d’or.
Ses dessins préparatoires, au trait si noir et si rigoureux, à
la géométrie simple et spirituelle, sont susceptibles de porter mon inspiration
pour la sculpture prévue pour cet hiver, et seulement constituée pour l’instant
d’éléments disparates. Indiquer les rapports sous-jacents aux choses… traits
noirs aussi des dessins de Mattew Antezzo…
Revient aussi à ma mémoire le commentaire de Claude Viallat sur
sa boulimie totale pour les images, boulimie qui le rend capable de regarder
les programmes de TV les plus moyens, sur sa collection de bandes dessinées,
d’images de tauromachie ( il en a cédé une grande partie à la ville de Nîmes ),
et son goût pour la poésie ; ces goûts, ces passions lui étant utiles pour
évacuer de sa peinture le problème de l’image justement, et arriver à l’atelier
lavé, débarrassé, pour plonger dans la couleur, la matière… Claude Viallat qui
fut un des seuls avec Paul-Armand Gette à s’intéresser à Raoul Haussmann,
oublié de tous, dans sa retraite de Limoges, et à lui rendre encore visite...
Collection d’images aussi, accumulées par milliers par Antonio Saura, dans son
repère espagnol.
Nous nous sommes croisé avec Claude Viallat cet après-midi chez
Jean Fournier, il s’est montré comme toujours très chaleureux, simple, direct.
Philippe Dagen lui rendait hommage cette semaine dans les colonnes du Monde…
21 nov 95
Champollion...
Revu aujourd’hui, alors que l’hiver approche, le magnifique (et
magique) film de François Truffaut La nuit américaine, tourné en
1972 aux studios de la Victorine, et dans lequel Alexandra Stewart, Jacqueline
Bisset, Nathalie Baye, François Truffaut lui-même, mais aussi Bernard Menez,
Jean-Pierre Aumont, Jean-François Stevenin, Jean-Pierre Léaud, Graham Greene,
et Jean Champion, sont tous très remarquables.
La patine du temps n'a en rien fané le film, tourné en
Eastmancolor, les couleurs en sont
belles, un peu poussées, sa trame est très structurée, avec un peu de
l’ambiance collégiale des films d’avant-guerre, mais aussi la fraîcheur et le
vent de liberté des années 70, et la poésie extraordinaire que Truffaut savait
mettre dans ses dialogues, et certains longs monologues, assez déclamés, sur la
vie, l’amour, le cinéma, les femmes…
C’est, il me semble, un film culte, où se construit un film dans
le film, comme une préhistoire du cinéma en train de se faire, de naître à
chaque instant à partir d’un mot, d’une situation, d’un regard. La scène où le
décor, fenêtre érigée, échafaudée en plein ciel, avec balcon et fragment de
papier peint, d’où Jacqueline Bisset donne la réplique à Jean-Pierre Aumont, au
vis-à-vis, façade d’immeuble Haussmannien lui-même échafaudé, cette scène donc
est géniale, et égale et surpasse Fellini, et on pense à Max Sennet, à Keaton,
aux amants de Vérone sur le plateau d’ Intervista.
Beaucoup d’émotion pendant cette séance, dans une salle
mythique, « Le Champollion »,
yeux émerveillés dans la salle obscure, émotion vraie de La nuit
américaine, si proche de ce que je recherche dans mes assemblages !
23 nov 95
Comment déchiffrer, lire correctement une œuvre d’Art, voir un
film. Il n’y a pas de pierre de Rosette. Truffaut est passionnant car il se situe
de l’autre côté du miroir, comme dans Le sang d’un poète de Jean
Cocteau, qui a beaucoup influencé les Cahiers
du Cinéma et la Nouvelle
Vague en général… Le projet
artistique de Truffaut consiste à sublimer la vie tout en restant au plus près
du quotidien, d’où aussi la filiation avec Jean Renoir. Dans son film, le
metteur en scène entre en scène, et se fait confident, thérapeute, papa,
confesseur auprès de ses acteurs déprimés, vaincus par leur vie privée et les
marivaudages parallèles au tournage, et il leur explique gentiment et avec
douceur que tout ce qui leur arrive n’est pas grave, que pour les artistes la
vraie vie est celle du travail en cours, du film à faire en commun, en équipe,
et que le reste ne compte pas. Il se place du côté du merveilleux. Comme
dans La sirène du Mississipi, en 1969, où le merveilleux de l’amour
transcende le tragique fondamental de nos destins et de notre condition. Il est
proche en cela du roman du Moyen-Âge, où l’amour est une force qui transfigure
le réel, permet la métamorphose et le salut de l’âme, alors que notre modernité
matérialiste, marxiste, et nihiliste, considère l’amour comme une illusion, une
impasse, une hérésie.
Merveilleux et poésie, qui font irruption même à travers la
technique et la transmission des ondes électro-acoustiques : le metteur en
scène écoute pour la première fois, ému et content, comme un enfant, la musique
composée pour son film par Georges Delerue… au téléphone, dans le bureau du
producteur. Permanence de l’enfance chez Truffaut, qui poursuit sa rêverie sur
la vie, laisse aller son imagination, Claude Nougaro aussi : « Que ne suis-je un grain de mica
pour incruster son entrecuisse et qu’enfin je m’y enfouisse en sodomite délicat.
»
Sylvie Fleury est étonnante, bien que son exposition chez Brownstone
soit décevante, étonnante, avec ces 5 cassettes vidéos produites, dont deux
très récentes, qui sont vraiment bonnes, esthétiques et précieuses, bien
contrôlées, jusqu’aux jaquettes, très bien réussies, allant en dégradé du rose
foncé au plus clair… Cassette à acquérir ?
24 nov 95
Nous sommes multiples. Je sais aujourd’hui que depuis mon très
jeune âge ma personnalité est multiple et porte en elle une part calcinée,
noire, un soleil noir, celui de la mélancolie, alternant avec un appétit de
vivre, un goût insatiable pour les choses. Je dois vivre avec et l’utiliser
dans mon travail.
Amusant de constater, en lisant Otto Hahn qui relate les
aventures mondaines et artistiques de Raymond Hains, que le temps que nous
avons passé fin août, à Nice, au Koudou,
sur la promenade des Anglais, non stop de 13 h à 3 h 30 du matin, à parler, à
s’aventurer dans les mots, la mémoire, le rêve, est loin de constituer un
record mais est plutôt monnaie courante pour ceux qui connaissent bien le
personnage, et hélas aussi pour qui se risque à restituer ses propos pour la
presse… Si Claude Viallat a une production gigantesque, qui prolifère, Raymond
Hains a lui un verbe intarissable qui désamorce toute tentative pour en rendre
compte, sa pensée étant au départ impossible à circonscrire.
25 nov 95
Léon...
Mes études actuelles de documents m’amènent à puiser dans les
archives de la presse. Combat. Le Monde. Le Figaro. Les lettres Françaises pour l’après-guerre et l’Excelsior, Le Cri de
Paris, ou l’Opinion pour l’année 1918, date de la disparition
de Guillaume Apollinaire, année charnière. Ce faisant, l’idée s’impose à moi
d’un rapport entre la poésie de la rue chère à Raymond Hains et celle de
Cendrars (et à travers lui Abel Gance et Apollinaire ), lors de ses errances après
la 1e guerre, dans la banlieue, au Kremlin Bicêtre chez les gitans ou chez
Gustave le Rouge, en compagnie de T’Sersteven’s ou plus tard de Doisneau,
rapport aussi avec les photographies « populaires » des années 35, le cinéma de
Marcel Carné, dès 1929, des dimanches à la campagne au canotage sur la Marne,
qui nous renvoie, plus loin mais pas si loin, à une certaine douceur de vivre
chère à Maupassant, à son goût pour le sport et les femmes, le nautisme, et à
sa relation si particulière avec le roman de l’impressionnisme…
Léon Zitrone, disparu hier à l’âge de 82 ans, journaliste de
l’ancienne génération, était surprenant. Un personnage caractériel, très
érudit, théâtral et bon, malgré ses légendaires coups de gueule, puissant et
fin, parlant toutes les langues, déclarant ne pas aimer la télévision, et lui
préférer de très loin la presse écrite, et surtout, la presse anglo-saxonne, et
ne la pratiquer que par nécessité, par soumission au génie de la technique, et
plaçant l’amour des mots, de la syntaxe, de la phrase bien faite, bien avant
les images, fussent-elles électroniques.
Amour des mots à la folie chez Raymond Hains (qui est un peu
notre Léon Zitrone), qui accorde une place majeure au langage parlé, folie des
mots aussi chez Bobby Lapointe avec une poésie de la rue proche de Zazie, et aussi amour des mots
chez Claude Viallat, à l’élocution si mesurée, pesée, optant pour la sobriété,
tout de prudente retenue, avec cependant les mots bien en bouche, bien
prononcés, et épris de poésie, notamment celle d’Apollinaire, artilleur à
Nîmes, écrivant ses poèmes à Lou du Café
Tortoni : une relation avec
les mots intime et économe. Prolifération si féconde du geste et du corps dans
une puissante économie boulimique chez Viallat, et prolifération à l’infini des
mots et des noms propres chez Hains.
5 h du matin
Pour Jacques Guitteaud
Il s’est fait la malle !
Louis Malle
On est bien embêté
Pour le cinéma français
Si ces vers sont un peu noirs
C’est qu’ils arrivent un peu tard
En 68 il avait vu rouge
Tant mieux, il voulait que ça bouge
Il fît aussi une œuvre un peu rose
On se dit alors : fallait-il qu’il ose !
Enfin, avant que ma main s’ankylose
Comme lui je vais faire une pause
C’était pourtant pas le moment
De nous dire : Au revoir les enfants !
21 h.
Vu aujourd’hui le film d’Adrian Maben, de 1974 : Les
nouveaux réalistes, où l’on voit Yves Klein en train de réaliser ses
anthropométries et un Feu, Tinguely s’y exprimer avec pudeur et une voix
douce et feutrée, un personnage complexe…
César, inquiet, brut, burlesque, romain, dantesque, est vraiment
un bon sculpteur, par les questions qu’il se pose et par l’évidence magistrale
de ses réponses, de ses trouvailles.
Martial Raysse y apparaît cultivé et boudeur, très esthète et
décrit très bien les couleurs des objets et des vêtements, et des gens qui nous
entourent. Il est très peintre. Il s’émerveille. Jacques Villeglé ressemble à
un enfant des rues un peu voleur, voleur d’affiches, sorti des 400
coups de Truffaut, un peu pitre, poète précieux et redoutable, personnage
ambigu et insaisissable. Arman semble décevant, avec un côté calculateur (le
joueur d’échecs ?), ni peintre, ni sculpteur, arrangeur rusé avant tout. Pierre
Restany est un personnage ubuesque. Quant à Raymond Hains s’entretenant avec
Otto Hahn, lors du voyage en autorail à La Palice, c’est un grand moment de
drôlerie !
J’ai appelé Gianni Bertini qui m’a décrit au téléphone le
procédé du report d’images au trychloéthylène et m’invite à venir le voir à
l’atelier.
Travaillé ensuite sur «
Les médecins de l’impossible », de Christian Bernadac, où sont mentionnés
des amis de mon père, qui ont opéré dans des conditions épouvantables et
dantesques, au cœur de l’enfer des camps. Leçon de vie. C’est le cas du docteur
Couderc à Orianenbourg, d’Esteban Téruel et du docteur Wiesner, au mouroir de
Bergen-Belsen, et du bon docteur Hansen, de Saint-Brieuc, à Mulhausen. Leçons
de vie qui remontent du fond des ténèbres. Qu’est-ce qu’un homme ? Sûrement
plus que son seul poids de chair et d’os, de poux, de pus, de merde. La vie d’un
homme. Ne jamais oublier.
24 h.
Pressé d’avancer dans la mise au point des reports sur papier et
sur toile, et dans l’encadrement de certains documents, pour être libéré de ce
travail de documentation et de traitement des images, pour enfin aborder de nouveau
le dessin et la peinture. Retrouver le plaisir de dessiner de mon enfance, de
la couleur, du trait, de la caricature, du paysage, de la nature morte, de
Sempé à Baboulène. Oublier les années d’étude, ce savoir qui pèse et inhibe,
prive de la liberté nécessaire pour avancer, retrouver l’innocence dans
l’expression et… ne pas se prendre au sérieux ! Cesser de radoter, abandonner
le soliloque des hiboux vêtus de noirs, des culs serrés de l’Art contemporain.
Fourrager, butiner, triturer, construire, tout casser, caresser la feuille, la
toile, s’accomplir et cesser d’enculer les mouches. Plongée, daube, café,
baise, et au travail bon sang !
27 nov 95
Pluie et crachin hier pour visiter la foire d’Art contemporain
de la Bastille, regroupant des mauvais artistes. Illusion du trait, des
imageries, tonalités fausses, intentions fausses, autosatisfaction pathologique
des faux artistes.
Les étalagistes des vitrines des pharmacies sont beaucoup plus
doués, et une robe de Saint-Laurent ou Emmanuel Ungaro contient tout, les tons,
les matières, dans des bouts de tissus et de fils assemblés… Ceux qui feignent
de peindre et d’être artistes pêchent ainsi toujours dans le rapport à la
couleur, c’est le terrain le plus difficile, où tout se joue, et sur lequel on
ne peut tricher ni se dissimuler longtemps.
La vraie sensibilité se traduit par la couleur, donne la vraie
qualité en peinture, d’où Matisse, Marquet, Debré, Viallat : tous de grands
coloristes.
Ainsi en musique où la tonalité, la sonorité, le timbre, sont
issus de la sensibilité la plus profonde, la plus instinctive, l’oreille, la
voix, et la vérité de l’être transparaît à travers elles. Donc Rubinstein,
Callas…
5 déc 95, 21 h 30
L’approfondissement de la façon de présenter mes collages
m’amène à réaliser des encadrements simples mais pensés, peu onéreux mais de
qualité. J’y travaille.
Curieux de revenir par périodes au livre publié par André Morain
en 1978 sur le milieu de l’Art. Où l’on découvre un Gérald Piltzer a l’air
anxieux et chevelu, loin de l’homme mûr et sûr de lui de l’avenue Matignon, un
Daniel Abadie radieux, épanoui, plus décontracté, Olivier Debré, égal à
lui-même, constant et pur, mais moins dégarni, Chantal D. trônant souriante et
fraîche aux côtés d’un Eric Fabre très juvénile, au milieu du groupe des
galeries de la rive gauche. Un Claude Viallat plus mince et plus tendu, Lucio
Fontana en commandeur inquiet, Bernar Venet timide et introverti et si
audacieux à la fois… Le temps a passé. Il neige sur Paris.
13 déc 95
Un Orient...
Différence entre la théorie et l’action, le projet et sa
réalisation. A l’atelier tout se joue, l’aventure se vit en temps et en heure.
Mais c’est une autre durée qui s’instaure, faite de découvertes successives qui
contredisent l’ordre que l’on aurait souhaité établir facilement par les notes,
les études. Et au fond on fait toujours la même chose, avec seulement
d’infinies variations. Chaque nouvelle liberté prise ne fait que retrouver la
trace d’un geste ancien, déjà vécu en pensée, par le toucher, une permanence
rétinienne. L’atelier : lieu de toutes les frayeurs, tango dans l’espace,
reculades, terrain regagné, victoires incertaines. La vie même. Mon système se
met en place…
Catherine K. n’appelle plus. M.C. A n’est plus disponible (intox
?) malgré nos bien belles nuits des mois derniers… Oh ! Le bon temps !
M. Ange M. m’attend sans doute à Toulon, mais aurais-je la
fantaisie, le désir, l’élan pour faire ce qu’elle me suggérait si tendrement en
septembre : nous aimer sans façon ni obligations. Isabelle me touche beaucoup,
est pleine de mystère et de mélancolie, mais semble aussi farouche et méfiante,
on se comprend avec les yeux. Les amours n’ont donc plus cours ces temps-ci.
Les finances sont en déroute et le moral vacille mais le travail lui, avance
peu à peu et j’y puise ma raison de vivre, mon Orient, mon aventure. C’est une
course en solitaire, un vrai plaisir, celui que j’avais enfant de songer en
m’endormant au dessin en cours posé sur le bureau à côté de mon lit, et que
j’avais hâte de retrouver le matin, le regard frais. Plaisir du premier regard,
les yeux reposés, et je savais tout de suite ce qui allait ou n’allait pas, si
le dessin était bon, achevé ou s’il devait être repris. Ce souvenir est très
vif, et il en est encore de même aujourd’hui, j’agis de la même façon.
16 déc 95
La roue...
Les choses sont si lentes et difficiles. Ces deux mois passés à
Paris m’auront permis de remettre le pied à l’étrier et de reprendre confiance
dans le travail à l’atelier. Nostalgie cependant de l’espace du midi. Tentation
d’ubiquité.
Les recherches d’archives sur Raymond Hains et Apollinaire sont
productives, on peut obtenir des quotidiens pour peu d’argent. Plaisir de
posséder et accrocher au mur ces traces, sortes d’archéologies de la presse et
des caractères, vestiges des actualités passées, et présence du support, un peu
désuet et fatigué de porter le poids de l’information et de la réflexion, avec
ses différences de qualité, les différents encrages. Travail sur le temps…
Ce travail de fourmi n’est pas isolé : Raymond Hains, joint ce
matin au téléphone, était entouré de chercheurs, d’une italienne toujours à sa
poursuite, historiens d’Art, journalistes, petit milieu d’érudits gravitant
dans et autour de l’Art, dont l’activité n’est pas toujours visible, mais
toujours intense, d’où l’intérêt qu’il y a à s’appliquer dans ses recherches,
afin de mieux cerner les faits, la genèse de certains gestes, recoller comme on
recolle un vase les fragments qui créeront la légende, être au plus près des
choses et des êtres, abolir le temps, recréer les instants décisifs, déchiffrer
les anecdotes, lire entre les lignes.
Et je repense en écrivant à la perspicacité de Leonardo Sciascia
dans son approche des phénomènes constitutifs de la société sicilienne, à sa
mise à plat des signes et comportements, sans cesse compromise par la
complexité des sources, leur multiplicité, qui en rend la lecture difficile,
celle des évènements au fond si obscurs à déchiffrer, des mécanismes subtils
des rapports d’influence car d’où que l’on se place le point de vue et
d’analyse échappe encore, les protagonistes eux-mêmes vivant ces décalages et
s’évertuant culturellement à brouiller les cartes. Une aventure de décryptage
qui change aujourd’hui avec l’outil électronique, chose qui échappait au monde
de Léonardo Sciascia, mais ne fait que multiplier à l’infini les renvois
d’informations, augmenter le kaléidoscope des sources, et ouvre aussi de vraies
perspectives à l’imaginaire. Le problème n’est pas récent, connu de tous temps,
Cendrars accumulant les livres, les notes, les archives par caisses entières,
passant des jours et des mois dans les bibliothèques ( celles de Paris, d’Aix,
d’Italie ) pour ne faire après que « surfer » sur les traces du passé,
mélangeant à loisir réalité et fiction, passé et futur, l’étude rigoureuse des
faits n’étant pour lui qu’une passerelle vers l’activité poétique et non sa
mise en échec, bien au contraire, car il avait compris le ressort de tout cela,
attitude d’ailleurs toujours sous-jacente à la vision du monde qu’ont Simenon,
Nabokov ou Borgès… car la vie est un songe…
J’ai ainsi fait aujourd’hui l’acquisition aux Archives
de la Presse, de numéros du Cri de Paris, de l’Intransigeant,
et du Journal, datés du 11 novembre 1918, et qui relatent la
disparition de Guillaume Apollinaire, pour 50 francs la pièce, et en consultant
les quotidiens de ces années là, m’apparaît l’évidence troublante que ces faits
n’appartiennent pas à un lointain passé, malgré le papier jauni, mais qu’ils se
sont passés il y a peu, dans une époque déjà très moderne et proche de nous :
c’était hier. Tout nous y est si proche : les publicités, déjà très modernes,
des produits connus, tout de notre modernité est déjà en place, fonctionne déjà
pour annoncer la deuxième guerre mondiale, qui, elle, nous a séparé du monde de
1918 par des découvertes scientifiques cruciales, comme l’énergie atomique.
La première guerre mondiale est donc un évènement primordial, qui influence encore nos vies à un point que nous ne soupçonnons pas. Il y a un avant et un après 1914, dont le monde de l’Art non plus n’est pas encore sorti… ayant pris le train en marche. La roue d’Abel Gance est infiniment plus moderne et en rupture avec ce qui précède que n’importe quelle vidéo actuelle. Bégaiements des artistes…
La première guerre mondiale est donc un évènement primordial, qui influence encore nos vies à un point que nous ne soupçonnons pas. Il y a un avant et un après 1914, dont le monde de l’Art non plus n’est pas encore sorti… ayant pris le train en marche. La roue d’Abel Gance est infiniment plus moderne et en rupture avec ce qui précède que n’importe quelle vidéo actuelle. Bégaiements des artistes…
En 1914, ma grand-mère (Fuoco, Palmyre d’Agostino, devenue
Varaldo par le mariage) était déjà maman, la presse et les magazines sont en
plein essor, les illustrations prolifèrent avec les techniques de reproductions
des photographies, et le cinéma atteint aux Etats-Unis et en Europe son âge
d’or, peut-être inégalé aujourd’hui ? C’était hier. Il y a un réel danger
désormais à considérer comme un lointain passé les évènements de la veille car
ils se succèdent très vite sur les écrans, et seul compte la nouveauté. La
désinformation s’organise aussi vite que les moyens prétendument mis au service
de l’information, les processus sont concomitants. Mes parents, eux, ne
naissent que 3 ans après l’Armistice de 1918. Tout est très proche dans le
siècle. Et il y a un danger imminent à être sans mémoire…
Dimanche 17 décembre, 15 h 30
Au feutre noir...
Accrochage ce matin tôt d’un mobile
de Calder chez Claude Berri, des années 1955, gracieux, rouge vermillon,
suspendu au plafond et frôlant nos têtes. Claude Berri l’a « trouvé » hier dans
la cave de Gérald Piltzer et l’a obtenu pour un bon prix, payable dès
l’obtention du certificat d’authenticité. L’œuvre est très belle, fine, très
gracieuse et élégante, aérienne bien sûr, et le propriétaire semble heureux !
Claude Berri est sympathique et humain, derrière un air triste et détaché. Il
est très différent chez lui, en robe de chambre, de ce qu’il paraît en public,
où nous le retrouvons vers treize heures, répondant à son invitation d’assister
en sa compagnie aux travaux d’installation de l’exposition que l’ARC consacre
aux collectionneurs français, « Passions
Privées », aux côtés de Marc Blondeau, son très proche conseiller pour les
échanges et acquisitions, il montre alors plus d’ascendant et d’autorité qu’en
privé.
Dans son salon (moquette épaisse et décoration discrète aux
tonalités crème) un magnifique Alberto Burri fait en ce moment face à un Ad
Reinhardt et un Robert Ryman. Quel plaisir, et quelle expérience souveraine et
aussi quel privilège pour un amoureux de l’Art d’avoir à s’occuper d’un si joli
mobile ! Alexandre Calder : un artiste immense, issu de la terre, de l’action,
bonhomme très pragmatique, rabelaisien, et capable d’avoir engendré une œuvre
transcendante, douée d’une telle grâce ! Et je me souviens alors de la grande
rétrospective que j’étais allé voir à Turin un Noël du début des années 80, et
du Cirque, son génial
chef-d’œuvre des premières années, de la brume qui couvrait le cours d’eau
jouxtant le Palazzo a Vela, lui-même
un chef-d’œuvre de l’architecture moderne, dans cette ville si mystérieuse, si
secrète…
Un peu comme si je devais toujours être confronté aux œuvres de
Calder au moment de Noël, des froidures et des rigueurs de l’hiver, aujourd’hui
avec ce merveilleux mobile-sapin, véritable enluminure et objet sacré, légende
dorée de Saint Calder ! Et qui m’aurait dit qu’un jour j’aurai le privilège
unique de m’occuper de ses œuvres ? Quel maître ! L’exposition de l’ARC s’avère
intéressante car on y voit pour la première fois réunies les collections
rassemblées par une poignée de français au cours du siècle. Le temps fort de
l’exposition est le fait d’un collectionneur anonyme capable de présenter trois
œuvres majeures de Mondrian, deux Vuillard, deux Bonnard, tout à fait
étonnants, un Marquet parmi les plus beaux de sa meilleure période, celle de la
Seine à Paris, vers 1906, un remarquable Dufy, de beaux Tal Coat etc. La
collection Durand-Ruel est de qualité, avec les affichistes, Yves Klein, César,
Jean-Pierre Raynaud bien sûr, l’enfant gâté de cette collection depuis ses
débuts, Wesselmann, De Chirico, etc.
Mais le niveau baisse très vite avec les collections d’Art
contemporain, avec pourtant de belles choses, mais d’où ressort (à mes yeux)
hélas avec force l’aspect limité, convenu, faux, et sans doute sectaire de
plusieurs tendances actuelles. Il y a bien sûr la finesse et l’intelligence
jamais démentie de Daniel Buren, de Niele Toroni, qui sont de grands stylistes
ou même de Claude Rutault, et qui ne laissent pas indifférent, mais quel
décalage lorsque l’on est confronté à la maîtrise d’un Manzoni, d’un Fernand
Léger, d’un Marquet, d’un Bonnard, et aussi de Balthus ( que je n’apprécie que
peu en général ), dont il y a ici une très belle toile, d’un Picabia, un démon
si spirituel ! On perd pied devant le peu d’ambition et l’étroitesse, la
mesquinerie de certains projets, voués au néant, à la bouderie puritaine et
nihiliste : Kiki Smith, Perrin et tant d’autres…
C’est que nous évoluons dans un contexte très répressif, un
monde fait de conventions auquel ces artistes collaborent très largement…
L’accrochage d’une grande exposition est toujours un moment très
intéressant : pots de peinture pour habiller les cimaises, vis, pitons en
attente, échafaudages mobiles, vitrines béantes, et les œuvres, posées au sol,
simples objets déclassés attendant la solennité de l’accrochage, punis par la
gravitation ou alors surprotégés, couvés des yeux par les gardiens.
Dans la grande machinerie muséographique, l’œuvre, pendant
l’accrochage, est souvent reléguée au second plan, et l’amateur qui peut y
assister assouvit alors sans intermédiaire sa passion exclusive ! On peut sans
contraintes observer le dos si instructif des toiles, avec leur genèse
affichée, étiquettes de galeries, parfois très anciennes, annotations de
l’artiste, parfois déterminantes pour comprendre en un instant tout un contexte
passé, passé qui remonte à la surface… Wesselmann y accumule les notes, les
indications, avec même des commentaires, au feutre noir, avec flèches, renvois,
recommandations diverses etc. Dans un petit cabinet à l’écart, désert, nous
découvrons ainsi posés au sol contre les cimaises, un Cézanne, sans capot ni
protection, dans son « jus », comme abandonné, et… un Van Gogh, de ceux qui
défrayèrent la chronique ces dernières années en atteignant en vente des sommes
folles, lui aussi sans protection, et nous avons le loisir de toucher le
tableau, de le tenir en main, d’observer le dos, les étiquettes, la matière
même de la toile. Moment unique ! Et sensation déjà éprouvée au printemps
dernier au musée du Luxembourg, où je suis resté seul avec un Cézanne, un
Marquet, un Camoin en instance d’accrochage…
18 déc 95
5,5 MF...
Ni femmes, ni soirées, ni danse, mais seulement du café, les
journaux, les archives, et du travail… à satiété : voilà qui m’aura permis de
relancer la machine, et de reprendre courage.
Claude Berri nous confie sa satisfaction de pouvoir obtenir le
Calder pour un très bas prix (celui-ci tourne doucement au-dessus de nos têtes,
animé par l’infime courant d’air), et sa chance de l’avoir découvert accroché
contre le mur dans la cave de Gérald Piltzer, alors que ceux présentés par
Maeght atteignent des prix prohibitifs. Idem pour le prix du Reinhardt, acquis
pour 200 000 $ au lieu des 1,5 M$ demandés aujourd’hui aux Etats-Unis pour la
même œuvre. Tout cela est très bien, Berri poursuit donc son apprentissage du
marché : on apprend ainsi à tout âge, et selon ses moyens !
Il me vient à l’esprit que si on levait le voile pudique et le
sceau inviolable de la confidentialité sur ce que possèdent vraiment nos élites
et leur vrai niveau de vie, le français moyen ne le croirait pas, et aurait
ensuite à coup sûr un élan de révolte. D’où la surprotection et le blindage
opéré par les médias, le souci absolu de discrétion… Privacy !
Conversation d’1h30 au téléphone, avec Raymond Hains, ce qui est
un minimum.
La conception de mes futurs assemblages, ces derniers jours, se
confond par le dessin et les notes avec la recherche d’archives sur
Apollinaire, je suis souvent en pensée en train de flâner au carrefour du
boulevard Saint-Germain et de la rue des Saints-Pères, aux abords du café « Le Rouquet », du kiosque à
journaux, des beaux platanes qui mènent à l’Assemblée, de la galerie Denise
René, de l’ancienne galerie Iolas, du 202 bd Saint-germain, où Guillaume a
résidé avec Jacqueline, et, plus bas, chez les Weill, puis la rue
Saint-Guillaume et la rue du Pré-aux-Clercs, où j’ai vécu dans une chambre
glacée, à mon arrivée à Paris… j’ai parfois l’impression très négative que ces
assemblages ne sont au fond que des sortes de Jean le Gac mâtinés d’un zeste de
Jannis Kounellis… Il ne le faudrait pas. Prix du Van Gogh tenu en main et
étudié dans la salle déserte et endormie de l’ARC : 5,5 MF…
20 déc 95
Près de Genève, dans les montagnes, Lucinges Chef-lieu, église,
auberge, boulangerie, Presse… Après-midi qui s’étire sur la place de l’église
du petit hameau, vallée sombre et mauve, cheminées qui fument, froidure, ligne
des cimes enneigées dans le lointain, qui barrent l’horizon, café, baby-foot, boiseries, armoire vitrée
pour ranger les tasses à café, tapis et cartes à jouer, murs aux tons crèmes et
bruns, le soir tombe comme dans un tableau de Vlaminck, et Lucien G. poursuit
ses entretiens avec Michel Butor. Nous serons à Genève pour la soirée, et
demain au MAMCO.
22 déc 95, 16 h, Buffet de la gare de Chalon-sur-Saône.
Marie Rucki...
Pluie persistante, ciel gris et mauve, platanes décharnés et
transis, après-midi qui ronronne. La guerre de 70, Sedan, Manet militaire, le
fusil Chassepot...
Et l'artiste Jean-Jules
Chasse-Pot (alias Paul Rancillac) qui décida de mon orientation alors que
je postulais pour être intégrer au cours de Marie Rucki, le célèbre cours
Berçot, en 1977, Marie Rucki époustouflée par la maestria de mes dessins ayant appelé Chasse-Pot à la rescousse, et de toute urgence, pour décider quoi
faire de cet énergumène si doué, si hors normes, Chasse-Pot ayant alors tranché après mûre réflexion et une bonne
fois pour toutes que ce garçon devait plutôt faire les Beaux-Arts, étant un
artiste tout prédestiné, ce qui m'a emmené directement à la situation que je
connais aujourd'hui : la merde totale...
Saint-Just : La force des choses nous conduit à des résultats
auxquels peut-être nous n'aurions pas pensé.
Cafés de sous-préfecture où l’on jouait au « bésigue »,
bourgeoisie en dentelles (et souvent aux mains sales), règlements en vigueur,
hiérarchie sociale et militaire rythmant les jours, Rimbaud, la commune, le
Douanier Rousseau dans son octroi et ses rêves, Les grandes manœuvres de Renoir…
L’entrevue avec Michel Butor a été fructueuse et intéressante,
la visite au MAMCO, de la ville de Genève aussi, surtout la découverte des
pastels de Liotar et des Corot du musée d’Art et d’Histoire, et l’exposition de
Christian Marclay au rez-de-chaussée : une triste « pignolade »…
16 h 30…
Paysage de coton. Le
Journal des Arts indique que
le marché a globalement tendance à reprendre. Ceci à l’occasion de l’exposition
à l’ARC des collections françaises privées.
Certes. Il faudra attendre encore, pour que les artistes en ressentent les
effets ! Car l’artiste est au cœur du problème. La création, qui fait tant
fantasmer aujourd’hui les chercheurs, les amateurs, financiers, repose avant
tout sur l’artiste, il est à la source de tout le processus même s’il s’agit
d’une chaîne d’intérêts, l’artiste en est le personnage clef. Hors on en fait
un demi-dieu dès qu’il est mort, avec experts et veuves qui s’agitent sur le
fromage, commence parfois (souvent) la curée, il est souvent le dernier à
profiter vraiment des bienfaits du système. Il faudrait (dans un monde plus
juste) un peu rééquilibrer les choses.
Ainsi Robert Doisneau qui déclarait quitter la vie sans remords
mais avec un regret, et de taille, celui d’avoir dû passer sa vie à la gagner,
jusqu’en 1983, avec des travaux qui l’ont vraiment épuisé... Il faut s’armer de
courage. Ceci est particulièrement vrai pour la France, où la méfiance et au
fond le désintérêt pour l’Art vivant prédomine...
24 déc 95
Matinée dans les collines surplombant la rade. Douceur du soleil
d’hiver, horizon comme une barre de plomb en fusion vibrant au-dessus des
tâches sombres des îles. Chant des oiseaux. Les pierres. Le ciel. Les pins.
Et plus bas, le monde tel qu’en 1995, c’est à dire une ville de
France choisie par Louis XIV pour être son plus bel arsenal, et qui se débat
aujourd’hui dans la névrose, les bouffées délirantes, comme à l’agonie, avec le
poison du Front National, qui échoue aux affaires, n’est qu’un symptôme de
plus...
Le poison a des vertus : curatif à petites doses, fortifiant, il
permet à l’organisme de mieux apprivoiser l’ennemi et de l’intégrer, nous
appellerons cela la « mithridatisation » de l’ennemi, de fabriquer en bref des
anticorps. Tout n'est qu’évolution. A fortes doses, il est foudroyant...
Conscience individuelle et conscience collective, leurs inconscients
respectifs. Niveaux de croyance (théorie cognitive) qui s’affrontent dans un
combat mortel, comme en Algérie ces dernières années. Niveaux de croyance, et
de violence, presque sans limites au fond. René Girard nous indique le chemin
pour comprendre ces mécanismes, qui ont leur logique, logique de la déraison
agissante...
A l’intérieur d’un sous-marin, le principe physique qui permet
au bâtiment de se maintenir et d’évoluer, est celui du maintien de
l’«assiette», du maintien de l’équilibre, du point idéal de suspension.
Archimède. La technique au service de l’équilibre, comme dans la vie sociale et
individuelle.
La technique est fascinante et offre des possibilités de
métaphores souvent intéressantes et applicables à la vie. Le langage aussi. Ces
derniers mois, les deux lettres FN avaient chez moi toujours l’écho de FM, soit
fusil-mitrailleur, ce qui renvoie à la violence et aux guerres récentes. Un FM
par unité, qui permet de « nettoyer » le terrain, alliant l’importance du
calibre utilisé, à une facilité certaine du maniement, tireur et pourvoyeur, et
surtout à la cadence du tir. Redoutable donc, et destiné à stopper l’adversaire
sur une portion de terrain non négligeable.
Le vent souffle doucement et j'essaie de sentir et saisir la
grâce des choses…
Perdu en pleine nature je suis « armé » pour évoluer dans le
paysage : une moto BMW K100, à la fois puissante,
fiable silencieuse et élégante, un pistolet Beretta 92FS double
action, au mécanisme juste et précis (je récupère soigneusement les étuis après
l’exercice de tir), et un Leica autofocus qui est intelligent (il
calcule, il réfléchit), et semble défier le paysage dans sa capacité légendaire
à le mettre en boîte en fonction de paramètres subtils. Principes techniques
donc, mécaniques et électroniques, qui prolongent le corps, servent de
prothèses pour le mouvement et la défense : glissements de pièces, rotations,
percussion, obturation, freins etc. J'emporte ainsi de l’énergie, celle de mon
corps mais aussi celle contenue dans les batteries, piles, réservoir d'essence,
poudre, qui va servir à assurer la continuité des divers mouvements, les
impulsions électriques nécessaires à animer les semi-conducteurs et la libre
circulation des ondes électromagnétiques, pour ensuite commander aux
mécanismes...
La poudre, par son pouvoir détonant, et bien dosée, permet, à
elle seule, de commander à tous les mouvements du pistolet semi-automatique.
Cela fait beaucoup de choses à trimbaler, plus que le bagage de Poussin ou
Rousseau en campagne sur le motif. Je pense aussitôt à tout l’intérêt qu'il y a
d’emporter avec soi un crayon, du papier, des pinceaux, et à raccourcir avec un
minimum de moyens la distance qui nous sépare du monde, par la seule
observation attentive, préconisée par Goethe (Que voit-on ?), à affiner sa perception,
à cultiver ses énergies propres, celles du cerveau, très supérieur en potentiel
analytique et en ondes électromagnétiques, et donc à dessiner ce que l’on voit,
comme Poussin, Cézanne ou Corot, sans autre prothèse que l’œil dans sa
souveraineté, objectif incomparable, ultra performant ! Toujours cette question
: qu’est-ce que je vois ? Là commence la difficulté, et l'invention, et le vrai
pouvoir sur le monde...
Danger en fait de déléguer à la technologie la capacité à
appréhender le monde, ce qui nous dicte des choix esthétiques, et éthiques par
conséquent, imposant d’emblée les paramètres, les formats, le cadre, avec ses
calculs propres, ses choix. La technique vécue de fait comme limite acceptée,
mais freinant par ses procédures notre vraie présence au monde. Activer sa
perception, sa conscience, son libre arbitre, son jugement, et ce, dans tous
les moments de la vie...
Peut être. Car la vie est un songe... Les intuitions inouïes que
nous autorise notre cerveau, très complexe, nous poussant en avant aussi par la
force prodigieuse de l’inconscient, les possibilités inépuisables des systèmes
de représentation, de fantasmes, de leur organisation, de leur maillage, par la
prolifération des sensations, combinées avec notre capacité d’analyse, de réflexion,
de retour sur soi, restent le phénomène essentiel. Méfiance à l'égard des modes
virtuels, des systèmes, des mots d’ordre aussi, des croyances et des rapports
de force entre communautés d’intérêts qui les sous-tendent. Penser avant tout
par soi-même, faire fonctionner ses méninges ! Chemise rouge ou chemise noire ?
25 déc 95
3 frères...
Mouvement de balancier et de rééquilibrage des pensées, des
niveaux de croyance, d'accommodation et d'assimilation par rapport au réel, à
l'histoire, au temps. Dans le film Les
trois frères (ironie maçonnique ?), les Inconnus ironisent sur l’Art contemporain, ce
que faisait aussi Hergé, collectionneur et ami des artistes, avec une belle
iconoclastie compensatoire : la sculpture sans cesse confondue avec un
porte-manteau, et qui est un « immobile », de « Kounelith. » Le film est
produit par la société de Claude Berri, Renn
Production, celui-ci se voit attribuer dans le film le rôle d’un juge peu
convaincu de sa mission, très désabusé, imitant par-là l’attitude bien connue
d’Hitchcock, apparaissant souvent brièvement à l’écran, mais c’était cette
brièveté même qui était intéressante...
Ce film plutôt divertissant me fait repenser au Calder, le mobile que nous avons installé il y a
une semaine chez Claude Berri, il l’avait choisi la veille de notre
intervention, soit trois jours après la sortie du film dans les salles.
Décalages entre le grand public et le domaine privé (la « privacy »), entre le commun
et le décideur qui produit le divertissement populaire, crée le succès commercial,
et cherche avec les sommes dégagées, déplacées, en mouvement, à réajuster son
niveau de croyance, à trouver un nouvel ancrage dans la symbolique de l’Art, à
sublimer les valeurs communes et se cristalliser sur un ailleurs, celui du
sublime, de la grande esthétique, du beau. Jacques Martinez, ironisait lui
cette semaine sur Claude Berri, en le désignant comme « L’homme qui a découvert Yves Klein... en
1988 ! » Ironie cinglante lorsque l'on connaît les enjeux financiers.
Curieux mais remarquable mécanisme ici, qui consiste à dégager un profit avec
une œuvre filmée destinée au grand public, qui désacralise l’Art contemporain,
et permet ensuite d’acquérir, avec la plus-value, les œuvres les plus
convoitées du marché, etc.
30 déc 95
A louer...
Etonnant de se rendre compte à quel point le point le
dessinateur Charly fut apprécié et aimé. Dessinateur de presse soutenu par Paul
Ricard, et remarqué très tôt par André Salmon, qui lui consacra des textes (et
son amitié), pas un de ses dessins qui ne soit une publicité naïve et
spontanée, avec toujours « Paul Ricard » inscrit, sur une affiche, une caisse,
partout. Et parler de Charly, un nom magique, suscite la méfiance... C’est que
l’on est dans le Midi, et ici, chacun se méfie, du soleil, de Paris, de l'état,
des journalistes, des gangsters, des « autres », de soi, du temps, du voisin,
du destin, des mots, et surtout, des questions !
Puis, à condition de montrer patte blanche, de se faire passer
par exemple pour un touriste, c’est à dire un « couillon », les langues se
délient… à demi-mot. Chaque propriétaire d'un dessin, cafetier, commerçant, est
ainsi fier d'avoir été « croqué », et donc immortalisé par Charly, c'est une
amicale assez vaste... dont les membres se méfient. Sans Charly ces gens
simples ne seraient que ce qu'ils sont, il leur a donné ou rendu, l’importance
que chacun est convaincu de mériter, d’où une grande fierté, celle d’être une
figure du grand Charly ! Un fort attachement sentimental relie donc le
dessinateur à la communauté de ses modèles et c’est la raison pour laquelle il
est difficile de trouver et de pouvoir acheter ses dessins, toujours des encres
de chines illustrant des scènes familières, où chacun est saisi sur le vif,
rehaussées à la gouache, les visages étant toujours surdimensionnés et dessinés
d’après photo. Leurs propriétaires les conservent donc jalousement, les
exhibent, et s’offusquent que l’on puisse penser à les échanger contre de
l’argent, comme si on cherchait à les corrompre, à les pousser à trahir ce bon
vieux Charly. Je pense être le premier à avoir l’idée suivante : ressusciter
Charly et son temps, monter une exposition, rééditer les ouvrages qu’il a
illustré, et qui constituent un patrimoine local, la mémoire collective de tout
un tissu social, d’une époque qui s’origine dans les années trente et s’achève
dans les années 68 environ. Le dessin, la caricature ont cette charge affective
très forte et consensuelle que n’a pas toujours la photographie, un peu plus
froide. Rien ne remplace un dessin, et le public ne s’y trompe pas…
Guerre sociale : les marchés au Puces de Toulon et de la Seyne,
grouillants d’une foule bigarrée: curieux, badauds, gitans, voleurs et
receleurs, déclassés et chômeurs améliorant leur fins de mois, antiquaires
déguisés et infiltrés, vrais et faux brocanteurs, vendeurs de clous usagés et
d’ampoules grillées, snobs jouant la bohême, arabes endimanchés, vendeurs de
merguez et de moules grillées, canneurs de chaises, étalages de plomberie,
vieux papiers, tissus sales, disques rayés, cartes postales, bibelots cassés,
broderies anciennes, mécanique auto, capharnaüm, bric à braque coloré,
déballages intempestifs, fête de l’objet improvisée.
Tout cela vient d’être interdit sur une plainte des
professionnels, les commerçants patentés qui s’inquiètent de cette concurrence,
de ce marché parallèle selon eux déloyal, et qui en ces temps de crise et de
pauvreté fonctionne fort bien, un peu trop bien. Et pourtant...
Il y a là, dans cette animation « alternative » devant les
anciens chantiers navals, des initiatives intéressantes d’échanges spontanés,
de rencontres des gens par la médiation rassurante d’un micro commerce, parfois
du troc, qui recrée un peu, ou maintient un lien social très ténu, certes, mais
très authentique et plutôt civilisé.
Ces réflexes défensifs de certaines corporations s’expliquent
par la peur de voir baisser le chiffre d’affaire, déjà très touché par la
crise, les réactions agressives se font à la base, entre membres proches du
corps social, déboussolés, acculés à réagir par corporatisme alors que le
danger de concurrence n’est en fait pas avéré, qu’il s’agit d’une autre
micro-économie qui s’organise mais ne menace pas vraiment la légitimité du
commerce traditionnel. Supprimer les marchés aux puces, qui sont une soupape,
un poumon pour tout un ensemble de gens quasi marginalisés ne me semble pas une
bonne idée, mais cette réaction ne cache-t-elle pas le fait que la question de
la vraie légalisation et donc un contrôle assumé et organisé de ces marchés «
sauvages » n’est toujours pas posée par les municipalités, préférant interdire
plutôt que de prendre le risque de contrôler, légiférer, créer des limites.
Dans le bar à oursins de la rue Lagane, devant l’église de la
Seyne, je parle avec le patron et deux clients, et les questionne sur Charly : le
portrait du patron, de profil, très égyptien, trône en majesté derrière le
comptoir, au-dessus des bouteilles d’alcool alignées, au milieu du grand
miroir. Un des clients est un admirateur de Dubout, et considère à juste titre
Charly comme notre Dubout local, il m’explique et cherche à me convaincre
(c’est déjà fait), de l’intérêt véritable de ces dessins faits sans prétention
autre que de bien rire avec le modèle, d’être un hommage à l’amitié, d’avoir su
rendre vivants et pétillants et drôles et de maintenir dans la mémoire
collective des gens qui furent des « figures », des originaux, des personnages
appréciés, ou un peu moqués de tous, alors qu’aujourd’hui chacun cherche à être
neutre, qu’il n’y a plus de vrais « originaux. » Et c’est très juste : il y a
beaucoup de vérité dans ces propos de comptoir...
Charly a su porter un regard tendre sur les gens, faire accepter et mettre en évidence la personnalité des uns et des autres, c’était une autre époque, loin de la morosité ambiante, qui pousse aujourd’hui chacun à s’estomper, se dissoudre dans le tissu social comme le sucre dans le café, à être le flic du voisin, à sanctionner par l’indifférence tous les comportements.
Charly a su porter un regard tendre sur les gens, faire accepter et mettre en évidence la personnalité des uns et des autres, c’était une autre époque, loin de la morosité ambiante, qui pousse aujourd’hui chacun à s’estomper, se dissoudre dans le tissu social comme le sucre dans le café, à être le flic du voisin, à sanctionner par l’indifférence tous les comportements.
Je ne sais pas pourquoi mais je pense tout à coup à Jacques
Fath, Schiaparelli, Balenciaga, à l’élan créatif qui les a poussés à inventer
la couture française, surtout Jacques Fath, qui était si spontané, libre, qui
créait ses modèles directement sur le vif, sur la femme, dans l’instant, avec
joie, sans détours ni calculs, à la tendresse qu’il portait à ses mannequins, à
la ferveur et la bienveillance très humaniste qu’il a apporté à l’idée de la
couture : une célébration de la femme ! Etre près des gens, de l’humain... Les
plus humbles sont souvent ceux qui donnent le plus : une certaine naïveté,
faire les choses avec le cœur... Il y a en France des créateurs qui ont agi
selon ces critères, des plus grands comme Jacques Fath, aux plus humbles, comme
ce bon vieux Charly ou encore un Robert Hossein, qui au théâtre a cette ferveur
quasi-religieuse... Ne pas être radin, donner le maximum, voilà ce qui se perd
un peu… et était si touchant.
Dans cette vieille ville de la Seyne, des traces persistent de
l’époque heureuse de la ville, quand il y avait encore du travail, et une
certaine insouciance...
Linge aux fenêtres, escaliers anciens, petits, étroits, sombres,
rampes en fer forgé noir, tomettes rouges et fines, persiennes et leurs
secrets, tout cela encore visible près de la poissonnerie et sa fontaine de
1839. « A louer », voilà
ce qui s’affiche désormais aux façades des vieilles maisons que seuls des
maghrébins habitent encore, les autochtones préférant aujourd’hui des maisons Phénix pseudo provençales, à la périphérie...
La grenouille...
Faire un tirage A3 de «
Lisa », portrait de face, joue gauche dans la pénombre et en réaliser une
estampe. Portraits de Lisa assise aussi. La femme assise.
D’après De Chirico et ses biscuits secs ferrarais (Antonioni est
aussi originaire de Ferrare), mettre sous plexiglas les «Canistrellis» corses à l’anis et aussi les toutes
petites olives séchées, violettes, ratatinées, avec du fil de laiton très fin,
sur une planchette...
Vu et salué délicieusement
Armande et réciproquement, que je n’avais plus vu depuis un an, au dancing «
La grenouille », pendant la nuit
de la Saint-Sylvestre, alors que je dansais le tango avec une remarquable
cavalière à la fois ferme et moelleuse à souhait avant d’entamer avec elle une
terrible valse musette, où j’excelle avec elle, et où je lui enseigne la valse
à l'envers, avec une grande maestria
et beaucoup d’élégance…